N'allez pas croire pour autant que Kadare nous donne ici un roman revanchard ou d'un claironnant chauvinisme. Bien au contraire : son coup de génie est de nous présenter tous les protagonistes, Turcs et Albanais, du plus humble fantassin au pacha en personne, sous leur aspect avant tout humain. Ils sont capables de fanfaronner, de pavoiser, de triompher mais aussi de souffrir, de réfléchir à la condition de l'Autre au-delà de la leur et de s'interroger enfin, pour les plus intelligents, sur la vanité de toute chose en ce monde. Les seules exceptions - ce qui n'étonnera personne - appartiennent à la race des politiques et des religieux. Kadare voue d'ailleurs à ces derniers une haine bien particulière et dépeint leur fanatisme inexorable, intemporel, comme une force aveugle et infiniment malveillante, susceptible de jeter n'importe quelle troupe dans le plus sanglant et le plus sot des massacres pour la seule gloire supposée de Dieu.
Cette haine s'explique en partie par le fait que les Turcs ne se contentèrent pas de chercher à islamiser l'Albanie. Ils firent bien pire : ils cherchèrent, en l'interdisant, à éradiquer la langue du pays. Non tant par mépris de l'albanais et par vénération de leur propre dialecte mais parce que l'albanais était, avec le latin, la langue du clergé local, évidemment chrétien. Cette tentative d'assassinat linguistique est probablement la plus grave erreur commise par la Sublime Porte dans son traitement des terres et des populations albanaises.
N'oublions pas de mentionner les quelques femmes de ce livre : on ne voit pour ainsi dire pas les Albanaises assiégées, sauf lorsqu'elles viennent sur les remparts de la citadelle assister au spectacle du cheval assoiffé que les Turcs font tourner et tourner dans l'espoir qu'il parviendra à dénicher les canalisations cachées qui alimentent en au la forteresse ; les concubines que le pacha a emmenées avec lui sont au pire des objets, au mieux des ventres ; quant aux malheureuses prisonnières ramenées d'une razzia par les soldats turcs, elles ne survivront pas aux viols multiples qu'elles auront à subir. Pour toutes, le lecteur tire le triste constat d'un machisme certes omniprésent chez les Ottomans mais qui semble presque aussi naturel chez les Albanais.
En résumé - si la graphomane que je suis peut se permettre l'expression - "Les Tambours de la Pluie" est un roman ample, puissant, d'une puissance qui repose sur une technique d'une simplicité absolue. L'auteur se veut d'une impartialité totale, sauf quand il désigne du doigt les véritables responsables du siège : la classe politique et religieuse. Il n'y a pas vraiment de "méchants" et de "bons" dans ce roman, rien que des hommes, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, qui s'affrontent pour une certaine idée qu'ils se font de leur nation. Fatalement, cette idée diverge selon la partie prise en compte et pourtant, tous souffrent et s'interrogent, sous la chaleur éclatante de cet été qui semble ne jamais vouloir prendre fin. Et puis, c'est l'éclatement, les tambours de la pluie se mettent à résonner et l'espoir change de camp - enfin, jusqu'à l'été prochain ...