A propos de La conscience de l'ultime limite de Carlos Calderón Fajardo [L'Arbre Vengeur, 2012 - Traduction Lise Chapuis]
J'ai parfois du mal avec les romans qui cherchent à tisser une métaphore romanesque d'une situation politique ou sociale. Par exemple, un livre qui prétendrait narrer la violence inhérente d'un pays pauvre d'Amérique du sud (mettons le Pérou) à travers les péripéties d'un personnage (mettons un journaliste). Ce procédé me semble la plupart du temps appauvrir les possibilités de la fiction, et de par sa prétention même à soutenir une "thèse" le plus souvent évidente (par exemple, la violence à Lima est constante car c'est la capitale d'une société inique, corrompue et sans morale) il ne peut qu'être condamné à l'échec artistique, quand il n'en deviens pas tout simplement démagogique.
Bien. Si je dis tout ça, c'est parce que le livre dont je veux parler qui pourrait de biens des façons rentrer dans cette catégorie sait contredire mes appréhensions.
La conscience de l'ultime limite publié originellement au Pérou en 1990 par Carlos Calderón Fajardo nous raconte les affres d'un journaliste aux prétentions littéraire qui se retrouve amené à inventer chaque jour un crime imaginaire pour sa chronique du "crime étrange". Présenté comme cela, la chose fait un peu peur, mais Calderón Fajardo a su comment la faire fructifier. Dans une ville - Lima, donc - violentissime, où les crimes sont quotidiens, quelle nécessité d'en inventer d'autres imaginaires pour remplir les colonnes resté vierges du journal ? "Par flemme" dit dans les premières pages du livre l'un des personnages (le photographe, chargé de réaliser les fausses photos de ces meurtres non moins faux). Calderón Fajardo plante donc le décor : des types médiocres lancés dans une entreprise moralement plus que douteuse et qui serait à l'exacte mesure de la médiocrité d'un pays gangréné par la misère sociale, matérielle et intellectuelle. Très vite à ces "chroniques du crime étrange" viendront répondre les lettres envoyés par un mystérieux lecteur, qui se fait surnommer le "dompteur de mouche", dans lesquelles il propose ses propre contribution pour ladite chronique. Les meurtres que narre ce correspondant sont ils réels, sont ils faux ? On voit bien où Calderón Fajardo veut en venir : tisser un récit de faux-semblants, un bal macabre où réel et fiction se mêlent pour mieux exposer une réalité (le Pérou violent) où le réel est trop dur pour être abordé de front.
Calderón Fajardo écrit bien, avec un lyrisme minimal qui en fait peut être parfois un peu trop. Mais son écriture, concentrique, qui goute les métaphores obliques, est aussi ce qui lui permet d'évoquer avec finesse une ville cafardeuse qui n'est pourtant jamais vraiment décrite. La Lima de La conscience de l'ultime limite est une entité architecturale brumeuse, dont la présence est un contrepoint réel, menaçant, à la chambre, au bureau. La ville c'est le dehors, là où retentissent des bruits équivoques, là où peut-être l'on meurt. Le silence de la nuit, vu depuis la chambre du narrateur est "un rocher tremblant pareil à une idée qui flotterait en l'air". Et qu'elle est-elle cette idée ? Ou plutôt, qu'est ce donc qui flotte ? C'est l'incertitude de notre journaliste spécialisé en crimes apocryphes, c'est le doute, la culpabilité qui s'immisce, comme si inventer des crimes imaginaires et tordus (la rédaction veut "du sang") dans une ville qui n'en est pas avare, c'était en quelque sorte convoquer encore plus de violence dans un monde qui en est déjà saturé.
Alors qu'il s'ouvre comme un policier, le roman se complexifie peu à peu, lorgnant éventuellement vers le roman gothique, assumant en tout cas un certain gout pour des métaphores qui nous l'évoque (Calderón Fajardo serait semble t'il l'auteur de plusieurs romans de vampires). Il y a un côté un peu volontariste dans le style et la construction du récit, comme un désir d'échapper tant au carcan du policier comme à celui du réalisme. En même temps, Calderón Fajardo semble bien vouloir garder quelque chose du roman populaire, s'inscrivant dès lors dans une des grandes traditions littéraire latino-américaine, celle d'une réutilisation "savante" des codes et des clichés de ces littératures dites de genre. La fiction envisagée comme un jeu aux multiples couches. Mais il y a ceci dit dans ce roman une ambivalence entre intention "sérieuse" (faire un livre sur la violence) et intention strictement littéraire (réutiliser certains codes comme une manière de revendiquer la fiction pour elle-même). Alors, bien sûr, au fond, cette dualité est au cœur même du livre : n'est ce pas cela qui se joue pour notre journaliste-écrivain dans son "duel" avec le mystérieux "dompteur de mouche ? L'affrontement entre le réel implacable (les meurtres quotidiens qui frappent Lima) et la fantaisie, fut-elle morbide (les chroniques fictives publiées par le journal, auxquelles s'ajoutent les lettres du dompteur qui narrent des crimes dont on ne sait à priori s'ils sont vrai ou faux). Le réel réel et le réel inventé, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre. Un jeu de miroir. La fiction comme invention et l'invention de la fiction. Rien de bien nouveau en soi, mais un jeu bien mené. Le style, serpentant, qui préfère la suggestion à l'affirmation, en est le premier atout. La brièveté du livre (une centaine de pages) en est un autre, permettant à son auteur de construire une pièce d'horlogerie assez fine et où tous les comptes ne seront peut-être pas bons.
"Je suis de plus en plus convaincu qu'écrire le monde n'est pas le décrire" confesse le narrateur à un moment donné, à propos du roman qu'il ébauche sans grand succès, espérant y trouver un contrepoids face aux "exactions" qu'il commet dans sa chronique. Voilà précisément où le livre de Calderón Fajardo s'avère bien meilleur qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Cette dichotomie entre réel et fiction, s'agissant de littérature, ne saurait en être une. Car même si La conscience de l'ultime limite prétend témoigner de la peu reluisante réalité péruvienne, il n'en oubli pas de faire avant tout œuvre littéraire, et c'est bien pour cela que l'on apprécie le livre.
Au final, dans cet entre-deux casse gueule entre chronique du réel et fable aux mirages, le livre trace mine de rien son chemin, un chemin parfois tarabiscoté, parfois au contraire un peu trop évident, mais un chemin qui dans tous les cas mérite d'être parcouru.
Un chemin qui d'autre part prouve la qualité des choix de Robert Amutio, traducteur bien connu des innombrables lecteur de Bolaño et ci-devant directeur de Forêt Invisible, la collection dédiée à la littérature hispanique chez L'Arbre Vengeur, où se tisse une autre vision de ces lettres hispanophones, plus proche certainement de ce qu'elles sont réellement que ce qui nous en est généralement proposé par les grandes maisons françaises. Et puisqu'on y est, on en conseillera deux, trois à la volée : les excellentes nouvelles "médicales" du Microbes de Diego Vecchio, la proto science fiction primitive du Plop de Rafael Pinedo, sans oublier évidemment le petit Levrero, mais de celui là, j'ai déjà parlé.