Pour le dernier thème du projet japonisme, je vais vous raconter une petite anecdote dont je ne suis pas très fière. Le mot est 閉じ込められる, tokikomerareru, confiné.
Parfois, à la tombée de la nuit, j'oublie des éléments cruciaux de ma vie.
Ce soir là, à Tôkyô, la fatigue de la journée s'évapore quand la magie nocturne baigne la baie de couleurs si vives qu'elles semblent irréelles. J'ai passé des heures sur la presqu’île d'Odaiba. Il est temps de rentrer.
Le majestueux Rainbow Bridge qui enjambe la baie est là avec sa courbe gracieux qui s'allonge sur presque 800 mètres. J'ai envie de marcher. Envie de continuer à admirer le spectacle des bateaux, des néons et de leur reflets joueurs. Alors, j'opte pour une des voies piétonnes qui permet la traversée. Je m'engage sur celle du nord.
Durant mon séjour à Tôkyô, je marche beaucoup. Plusieurs heures par jours. Plusieurs kilomètres. La longueur n'est rien. Je me laisse guider par la pente douce, tranquille, détendue. Et puis, progressivement, je me souviens. C'est con.
J'ai le vertige.
Le pont est haut, avec plusieurs étages de circulation. Le pont est souple, en métal. Les chocs des camions et des trains font vibrer la structure. Le pont est grillagé. La voix piétonne est une prison, suspendue dans le vide, suspendue dans un océan de nuit et de bruit.
La nausée monte. Dans une demi-heure, l'accès sera fermé pour la nuit.
Personne.
Je croise juste un employé de ménage.
Enfermée. Confinée, le vide juste à porté.
Dans mon ventre, la nausée, jusqu'à la gorge. Dans ma poitrine, la panique et le martèlement exité de mon cœur. Mon cœur au bord des lèvres, palpitant à en crever. La transpiration qui coule le long de la colonne vertébrale, entre mes fesses. Les aisselles poisseuses. Et le bruit, le bruit et l'odeur des véhicules, sans discontinuer.
Je voudrais m'arrêter.
M’asseoir, me recroqueviller. Attendre. Par ma seule volonté, me transporter ailleurs. Au calme. Sur la terre. Au sol. Ferme, stable, rassurant.
J'ai chaud. Je suis glacée.
Tout commence à dérailler.
Un goût de bile dans la bouche. Le sang qui bat dans les oreilles, tellement fort, jusqu'à assourdir l'agression des moteurs, le grincement du métal, les cris du vent. Le monde vacille. Devient trop bleu. Puis gris. Tout gris.
Tenir.
Tenir sur ces putains de 800 mètres. Tenir parce que je suis seule ici. Tenir parce qu'il faut être d'une débilité sans borne pour OUBLIER qu'on a le vertige. Tenir parce que céder à la panique ne servira à rien.
Personne pour m'aider.
Et puis, c'est mon corps. Je suis maître à bord. Ou presque. Au moins jusqu'à l'arrivée. Après, après, je pourrais péter un câble, vomir sur mes chaussures, pleurer de peur et de rage.
Plus tard. Je pourrais être ridicule, me plaindre, abandonner toute retenue. Craquer.
Enfin, la traversée s'achève.
La route se termine par une grille. Pour sortir, il faut descendre dans la gigantesque pile du pont. S'enfoncer dans les entrailles de la construction. Toujours des vibrations. Le vrombissement de la clim qui brasse un air vicié. Une lumière malade de néon fatigué ; et pas d'indication. Descendre, s'enfoncer, sans savoir se situer. Tourner. Tourner et perdre le peu de repères qu'il me rester dehors. Avec le vent, l'eau de la baie.
Au vertige s'ajoute le tournis. Je me retrouve sans une salle immense, plongée dans la pénombre, juste quelques loupiotes de sécurité verdâtres. Sortie de secours.
J'ai besoin de secours. Mais je suis seule. Seule et totalement responsable de cette situation. J'en rirai après. Là, j'ai les yeux qui piquent.
Un mur de verre. La vue sur la baie. Un mur de vide, un mur aimanté et je tombe à genoux. Le monde tourne ; sans haut ni bas, juste une aspiration. Je ne peux plus lutter. Pourtant, se relever, en final soulagée d'être seule, sans témoin.
Je ferme les yeux, tente d'oublier là où je suis, respire à fond. Un autre escalier. Descendre encore, sans repère, juste un objectif en tête : sortir. Retrouver la terre ferme. Et promis, promis, plus jamais je n'oublierai que j'ai le vertige et que visiblement, la volonté ne suffit pas à le soigner. Je me sens au bord d'un abysse grouillant et absurde, ma confiance et mon estime descendent à mesure que je m'enfonce, le cœur affolé, la sueur qui ruisselle, dans cette autre pile de pont, avec cet escalier qui ne termine jamais, sans indication d'étage, juste avec des plans d’évacuation... tout en japonais.
Enfin, une porte.
De l'air frais.
Libération !
Libération ?
Non...
Devant moi, 800 mètre de pont. J'ai traversé et ce n'est pas la sortie. C'est la route du sud. 800 m à côtoyer le vide de nouveau, un océan d'angoisse. 800 m de cauchemars éveillés avec un corps qui trahit et refuse de fonctionner. Et le cerveau qui menace de céder. De toute part, la panique submerge. Devant moi, dans la nuit, une silhouette qui s'éloigne. Un humain.
Je pique un sprint, et j'accoste un salary-man tout surpris. Je lui explique, avec précipitation, dans un japonais plus qu'approximatif, que ça ne va pas du tout. Qu'il faut que je sorte. Que j'ai le vertige. Que je ne trouve pas la sortie...
Enfin, enfin, quelques minutes plus tard, la terre, la vraie, certes sous le bitume, mais quand même la vraie terre est sous mes pieds. Le corps raidi par la peur, le ventre tordu de spasme, je m'incline profondément pour remercier mon sauveur.
Plus jamais je n'oublierai.
J'ai le vertige. Une touche de claustrophobie.
Le combo hauteur et confiné est à éviter.
Vraiment.
Une autre ambiance confinée qui tend à m’angoisser : les parking sous-terrain. Heureusement, avec eux je n'ai jamais eu de mésaventure...