Patrick Deville
« Peste et Choléra » roman
Pourquoi ce genre, le roman ? Alors que la vie de Yersin est biographée par Deville ? Sans doute à cause de ce « scribe au carnet en peau de taupe », cet invisible fantôme du futur qui est sur les traces de Yersin, et que Patrick Deville invente et met en scène – il devient narrateur occulte - et qui nous rapporte jusqu’aux plus fines pensées, études et réflexions du héros. Ses traits de caractères apparaissent sans doute de façon plus véhémente, le personnage est sans doute plus direct, ses rêves, plus fous, sa démangeaison de voyageur-aventurier plus impérieuse... oui, il y a je crois un peu de tout cela dans l’intention de Deville. Son héros devient plus qu’un héros, le texte, la langue de Deville y est aussi pour quelque chose, impalpable, je veux dire, secrète, comme le sont les microbes chassés par la bande à Pasteur. Ce monde, celui des Pasteuriens, nous y pénétrons de façon originale, via la fraternité des membres, via leurs correspondances, leurs enchantements et désillusions. Yersin, ce héro de Deville, n’est pas harnachable, il est bourru, indiscipliné dans son dessein discipliné, de devenir un jour voyageur-aventurier, ou entomologiste et agriculteur, ou savant-chercheur de microbes et de vaccins ; il a toujours une nouvelle idée – nous y pénétrons aussi de façon scientifique à travers les nombreux récits de découvertes de ses membres, tous liés par leur vocation de chercheur, sous le regard intéressé, toujours impliqué et jamais impersonnel, toujours proche et prêt à se compromettre quand il s’agit de cette science qui les lie, et toujours jeune malgré son âge honorable, de Pasteur, une sorte de père spirituel pour cette bande
Mais qui est Deville ?
Je m’arrête là, je ne connais pas Deville ; je suis étonné de ce que j’ai lu ; j’ai surtout beaucoup aimé ce livre. Avant de poursuivre cet article, je cherche le texte d’un entretien avec l’auteur qui aurait été publié en quelque journal ou magazine. J’ai trouvé. Je comprends.
Ce roman ? Est-ce une histoire, un roman, une biographie, une enquête tout simplement ? Non la réponse de Melville est simple, il la donnait dans une entrevue en 2011 suite à la parution de son roman (un autre du même genre) Kampuchéa. La question se posait, dit le journaliste Alain Nicolas, et l’auteur a répondu en affirmant le caractère romanesque de ses ouvrages sans fiction où, pour lui, convergent tous les genres littéraires. Voilà, c’est bien ce que j’avais compris, et c’est précisément pourquoi j’aime ce livre, comme ceux de Michon, qui reprend de vieux récits qu’ils réactualise, ou comme celui de Bergounioux qui actualise Miette à travers le récit biographique d’un fonctionnaire sous-préfectoral. On sent chez ces auteurs, et aussi chez Deville, ce substrat autobiographique (si je ne me trompe pas) à travers le récit multi genre. Je vois, je comprends que Deville est aussi un autre « il faut toujours qu’il sache tout ». Yersin lui était déjà apparu plus tôt, et il le jugeait important, mais il a fallu « qu’il sache tout » avant de pouvoir en parler plus librement, et plus intensément. Et comme il le dit dans une autre entrevue, avec Pierre Maury, il le gardait pour un livre complet. C’est ce qu’il fit en interrogeant des personnes et sa correspondance, mais surtout, en se mettant sur sa piste, comme « le fantôme du futur » tel qu’il se définit, il aime être sur les lieux mêmes des récits qu’il mène, et encore plus, quand le lieux est un sujet brûlant de l’actualité ; comme ce procès des Khmers rouges (et celui de Douch en particulier) qui a débuté il y a quelques années.
Mais qui est ce Yersin ?
Il est né dans le pays vaudois, là où les distractions sont réduites, là où « la vie en ces lieux, un rachat du péché de vivre... ses habitants, les plus purs et les plus éloignés de la vie matérielle, les aristocrates de la foi ». Deville le voit ainsi : « De cette froideur hautaine dans le gel bleu des dimanches, on dit que le petit jeune homme conservera la franchise abrupte et le mépris des biens de ce monde ». Voilà, presque tout est dit. IL sortira de ce milieu.
Autour de lui, on se demande toujours ce qu’il va inventer. Habiter où ? Paris, ou Berlin,? Vivre et travailler à l’Institut Pasteur, - Yersin s’y ennuie vite - ou partir sur les mers comme médecin à bord de rafiots de toutes sortes sur toutes les mers, mais surtout en Asie ? Oui, l’Europe ou l’Asie ? « Yersin fut une comète », dit Deville. Qui ajoute : « Un dilettante de génie touché par la grâce. L’oreille ou l’œil absolus et la chance aussi sans quoi le talent n’est rien ». Mais il est comme ça, Yersin, du coq à l’âne. Pour lui, « ce n’est pas une vie que de ne pas bouger » (on croirait lire Rimbaud). Les seules avec qui il s’entretient de tout cela : sa mère, Fanny, qui reçoit ses premiers textes d’explorateur, et sa sœur, plus tard.
En mer, il est heureux, « ainsi que Flaubert dès l’Égypte il se met une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine », écrit Deville.
« Yersin éprouve la fascination des solitaires irréductibles pour la vie en communauté, l’égalitarisme du communisme primitif et l’absence de la monnaie ».
Yersin-Deville, un tandem prenant
Le style de Deville copie la vie de Yersin, son rythme, ses changements de direction, son éclectisme ; bref il va aussi vite que son héros, et comme il ne prend que 220 pages pour la raconter, cette vie qui en mériterait mille, on a cette impression que tout va plus vite encore. Le lecteur a le tournis, le récit est vertigineux, l’écriture est si limpide, que ma soif de tourner le plus rapidement possible les pages était réelle... jusqu’à plus soif. Mais j’en aurais bien bu encore davantage, de cette écriture aphrodisiaque. C’est sans doute ça qui m’a plu : le tandem Yersin-Deville fait « un », un « un » réel au sens où on a cette impression que Yersin et Deville étaient nés pour se rencontrer.
Un nouveau Livingstone
Le scribe au carnet, le fantôme du futur, nous montre un homme de science au portrait peu plausible – pourtant, Yersin a bien été cet homme – jeune homme un peu gêné, organisé, très studieux, très pratique, chercheur incroyable, impénitent, qui ne voit jamais de limites à ses engagements ; aventurier rocambolesque, qui avance toujours droit devant « en des territoires innommés vers les peuplades furieuses et sans violons et sans alexandrins. On tient le cap au compas de marine » ; explorateur et découvreur courageux à l’extrême, allant vers ces peuplades, Sedangs ou Jaraïs, où personne encore n’était allé, s’exposant aveuglément au danger, ainsi, lorsqu’il court après ce bandit, Thouk, qui lui percera l’abdomen de sa lance. Personnellement, je suis étonné de cette zone qu’il a choisie d’explorer, du Nord Vietnam à Stung Streng au Cambodge, parce que je connais cette région montagneuse, que je sais plutôt inhospitalière – je l’imagine à cette époque encore plus dure et sauvage avec ses cols à plus de deux mille mètres, – et qu’il va franchir avec ses deux éléphants et quelques chevaux et hommes, ses guerriers Moïs qui l’accompagnaient l’ayant abandonné depuis longtemps. Il n’a peur de rien, rien de plus sûr. Droit devant tout le temps, rien d’autre. Il est qui il voulait être, un nouveau Livingstone.
Un découvreur « curieux de tout »
Yersin est un découvreur : du bacille de la peste et du vaccin, découvreur aussi de la quinquina, du moins de ses vertus apéritives et toniques dont il semble s’être injecté une « dose à vie ». Découvreur du potentiel incroyable de la culture des arbres à caoutchouc. Yersin imagine sans cesse de nouvelles avenues pour remplir son carnet de notes, pour combler ses enthousiasmes, on est sur le cul (pardonnez l’expression) tant l’homme, en même temps, est celui qui ne recherche ni honneur, ni première place (Deville le dit, il aime démarrer des choses, les amorcer, pour laisser ensuite à d’autres le soin de les développer ; comme pour ce bacille de la peste dont il devra aussi produire le vaccin tant ces autres n’y arrivent pas.) et tant il aime se préoccuper des gens autour de lui, serviteurs, assistants de recherche, collègues de recherche... De plus, « sa curiosité est encyclopédique ».
Et tout ça, tout le temps, le rappelle Deville,
« en deux coups de cuiller à pot ».
C’est tellement gros parfois que l’on a de la misère à croire que tout ce qui arrive dans la vie de cet homme est le fait d’un seul homme. On l’honore, on le félicite, mais lui ne comprend pas, il oppose à tout cela une règle de vie simple, comme chercheur-savant : « il suffit d’observer et de marcher, de lever son cul du fauteuil en cuir de buffle ». Et observer et découvrir n’est pas si simple quand un concurrent, tel l’émule du lama Koch, Kitasato, le Japonais, qui a l’avantage du terrain (on est à Hong Kong ; on est en guerre) ne lui laisse même pas de cadavres (morts de la peste) à examiner. Peu s’en faut, Yersin se débrouille, joue du bistouri... et découvre (le bubon était bien net) le bacille : « Yersina pestis ». En une semaine, tout était dit : Yersin rédige son article, et repart. Et pourtant, voilà Yersin qui s’explique : quand on cherche quelque chose et qu’on ne le trouve pas, cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, c’est donc, rappelle Yersin, dans le doute, qu’il entreprend ses recherches, et il ajoute, « c’est dans l’intime persuasion qu’il ne trouvera rien qu’il entreprend toute expérience ». Il a la foi, le hasard tient aussi une place importante.
Tout bouge tout le temps avec Yersin
Yersin « est efficace et pense carrément ». Quand il découvre les possibilités des arbres à caoutchouc, il fonce, s’entoure d’hommes compétents, plante des hectares et des hectares de cet arbre, il réussit. Il devient le roi du caoutchouc, cela fait sa fortune ; il investit tout en recherche et dans ses expérimentations multiples en mécanique, en agriculture, et en études de toutes sortes. Yersin est rétif à tout, c’est une sorte d’ours mal léché, un emmerdeur, ses rapports avec « les et la politiques » sont absents, toute cette saloperie, dit-il, il n’en a cure ; c’est un solitaire, chercheur invétéré, admirateur de la nature, de la faune, de la flore, c’est un contemplatif, et il préférera vivre toute sa vie retiré au Vietnam, et loin de Paris, de la vie parisienne, qu’il exècre, loin des laboratoires de l’Institut Pasteur qu’il ne peut vivre trop longuement – il lui préfère ses petits centres et ateliers qu’il construit au fil des ans dans son « paradis » de Nha Trang, - en fait, ça ne bouge jamais assez pour lui, et les difficultés administratives de toutes sortes sont des freins. Malgré tout, il « réussira » tellement bien, ses découvertes nombreuses : quinquina, caoutchouc, bacilles et vaccins... et les redevances qu’il retire, en son nom ou au nom des instituts Pasteur, sont si importantes qu’il peut s’acheter tout ce dont il a besoin et qui est nécessaire à ses recherches et qu’il fait venir de par le monde: tout le matériel scientifique, - les plus avancés toujours - tous les animaux et plantes, tous les assistants et autres collaborateurs de recherche, tout le personnel sur place parmi ses fidèles serviteurs annamites... On a cette impression que jamais rien ne lui a manqué.
Ses études : il étudie tout, c’est un boulimique du savoir nécessaire pour mener à bien toutes les entreprises dont il a envie, en tout temps et en tout lieu.
Homme de raison... de « passions » ?
Le fantôme du futur, ce discret scribe, le voit ainsi si souvent : « Assis à son bureau dans un fauteuil en rotin, devant les revues scientifiques – qu’il fait venir de partout – Yersin étudie l’architecture et se fait bâtisseur, la physique, la mécanique, l’électricité, l’agronomie et la chimie – il créera cet « élixir de longue vie » : Yersinia coca -, l’embryologie, et le principe de Haeckel, l'arboriculture, l’ornithologie et l’horticulture ». Bref tout l’intéresse, et il s’intéresse à tout avec passion.
Voilà, j’ai écrit un mot de trop : on le dit homme de raison, Deville le rappelle souvent, mais aussi homme de peu d’émotions, ou de « passions confinées ». C’est drôle, je ne le vois pas ainsi. Il faut être quelqu’un de « passionnément fou » ; tout en lui me rappelle Blaise Cendras et son « Moravagine », ou encore son Sutter dans « L’Or », pour avoir fait tout cela. C’est un homme qui a peu d’intérêts, entendons ces choses liées à l’argent, au pouvoir, à la notoriété, mais des « passions folles et immenses », on ne peut imaginer plus passionné.
Pourtant, je dis cela et en même temps je partage ce paragraphe du scribe-au-carnet-fantôme-du-futur – le texte est sinon émouvant, très empathique - : « Les cloisons de sa raison depuis l’enfance sont étanches à la passion. Acier inoxydable. Jamais le cœur du réacteur ne franchira l’enceinte de confinement, sinon à la moindre fêlure ce serait la catastrophe, l’explosion, l’anéantissement, la dépression, la mélancolie ou pire encore, les foutaises de la littérature et de la peinture, alors les lubies scientifiques, la pression telle sur la soupape que la pensée à jet sporadique dans son mouvement rotatif projette à tout-va, invente dans tous les domaines ». Sans doute que Deville, qui a bien étudié Yersin, a raison.
Un jour, Yersin aura assez voyagé, assez travaillé, assez découvert. Il se retire définitivement à Nha Trang, là où est la « vraie vie » pour lui, dans l’agriculture, l’élevage des moutons, dans cette « réalité rugueuse à étreindre ».
Deville écrit :
« Comme nous tous Yersin cherche le bonheur.
Sauf que lui, il le trouve ».
Retiré, solitaire, chercheur, aventurier, explorateur, ou, ou, ou, ou qui encore, celui qui ne voit jamais de limites à ce qu’il entreprend, « aime la vie », plus que tout, c’est mon sentiment. Et malgré cela, je crois bien qu’il s’en fout de la vie, quand elle s’achève – autour de lui, tous ses amis l’ont quitté dans la mort, Pasteur, Calmette, Roux, Doumer qui n’aurait pas dû rencontrer Gorguloff, c’est l’hécatombe - et qu’il attend les Japonais qui vont envahir son île.
J’aime ce paragraphe dans le texte de Deville, disons plutôt, de son scribe fureteur, qui découvre, quand Yersin est absent, un texte sur son bureau, et cela me trouble: « Sur le bureau, un livre de Léonardo Sciascia dans lequel une phrase est soulignée : La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie ». Je sais bien, ce Yersin est si exceptionnel...
Son testament
« Je lègue à L’Institut Pasteur d’Indochine, qui en disposera comme il lui en conviendra... ta ta ta Je désirerais qu’il soit attribué à mes vieux et fidèles serviteurs annamites des pensions viagères... et ta ta ta ». Voilà, tout son intérêt, toute sa vie, se résument en ces mots.
Deville, l’écrivain pas ordinaire
L’écriture, la langue de Deville m’ont donné des moments si heureux de lecture. On perce la vie d’un homme à travers ses mots, son langage, ses émotions que l’on ressent – l’auteur ne peut s’exclure du récit qu’il mène, il en fait partie, on le sent si proche de son Yersin, c’est palpable, - à travers un récit presque rocambolesque, tellement vivant, on y croit et on est presque commotionné tellement toute cette vie qui est exposée nous prend aux tripes. Je suis serein aujourd’hui, je me rappelle le récit, je feuillette à nouveau certaines pages, j’annote tout, et je revis ma lecture. Deville est un grand écrivain. « Ce que écrire veut dire », je viens de le voir une fois de plus ; ils sont peu nombreux ces écrivains qui me touchent à ce point.
C'est drôle, je rappelle que je ne connaissais pas cet écrivain avant de rencontrer ce livre. Et vous savez quoi, tout au long de ma lecture, je m'imaginais un jeune auteur, l'air aventurier, passioné de son sujet, voulant presque l'imiter, l'imitant par son écriture... Et bien non, j'ai découvert que Deville est un écrivain bien connu qui a déjà plusieurs livres au compteur... Mais pourquoi ai-je pensé cela? C'est simple, je crois: - un, c'est le style, le ton, la forme, la manière de mener ce récit, c'est rapide, libre, du coq à l'âne, très éclectique, épousant tous les genres, vibrant, on a de la misère à garder le tempo en lecture. - Deux, le récit est jeune et envoutant, poétique, direct, et j'aime bien en fait que l'on soit mené par les "mots" de Deville, ses expressions justes, très imagées, provocantes parfois, et si enthousiastes de son héros. Deville est jeune d'esprit, c'est évident, le texte le trahit. J'aurais dû penser qu'il était plus âgé, tellement le texte est mature, et a demandé beaucoup de recherche, d'entrevues, de suivi sur le terrain; on ne peut parler d'une telle réalité sans un minimum d'insertion dans ce milieu où a vécu Yersin. C'est l'écrivain-aventurier-voyageur qui a écrit ce livre, "et tout ça, en deux coups de cuiller à pot".