Né en 1918, Lucien Poirier s'est éteint dans la nuit du 9 au 10 janvier. En modeste hommage à ce penseur indépendant, nous réactualisons un entretien que nous avions publié le 10 mai 2011.
Guillaume MONTAGNON : Comment avez-vous eu connaissance de la polémologie ?
Lucien Poirier : Capitaine en Indochine et sortant de la Légion étrangère, j’étais affecté au cabinet du Général de Lattre de Tassigny, haut-commissaire et commandant en chef sur ce théâtre. Un jour, dans une revue, en 1951, je vis la mention du livre Les Guerres, Eléments de polémologie de Gaston Bouthoul, que j’ignorais. J’écris pour qu’on m’envoie, à Hanoï, un exemplaire. A sa réception, je fus enthousiasmé. Cet ouvrage répondait à mon attente d’analyse excluant les éléments technique et stratégique des guerres. G. Bouthoul était originellement un sociologue. Cela m’incite à lui écrire, étant probablement le premier, dans notre armée, à l’avoir lu. Je rédigeai une recension de son livre, en 1951, dans la Revue militaire d’information, une petite revue où j’avais l’habitude de publier des chroniques bibliographiques.
Par la suite, rentré d’Indochine et affecté au Service d’information de l’armée, à Paris, je pris contact avec Bouthoul. Nos relations ont donc commencé dans les années 1951-1952, assez tôt. Ensuite, parti pour l’Algérie où j’ai effectué deux campagnes, puis revenu à la direction de la Revue militaire d’information, j’ai repris contact avec Bouthoul auquel j’ai demandé quelques articles pour la revue. Je crois, d’après ce qu’il m’a dit, qu’il n’était pas bien en cour à l’Université. C’était l’époque de la Guerre froide, le Parti communiste ayant une grande influence sur les cercles intellectuels, et Bouthoul était un esprit indépendant. Il a dû se résigner à être avocat d’affaires tout en publiant sur le phénomène-guerre.
Ensuite je fus affecté au Centre de Prospective et d’Evaluations rattaché au cabinet de Monsieur Messmer, ministre des Armées sous le général de Gaulle. C’est là que nous avons effectué nos recherches sur la nouvelle stratégie française, en particulier sur la stratégie de dissuasion nucléaire du faible au fort. Un jour, notre patron, Monsieur de l’Estoile, ingénieur de l’armement, me rapporta que le ministre avait rencontré son homologue hollandais qui lui avait demandé s’il connaissait Gaston Bouthoul. Monsieur Messmer l’ignorant, se tourna vers Monsieur de l’Estoile, qui ne le connaissait pas non plus. Celui-ci vient donc me voir et, comme j’étais en relation avec Bouthoul, me demanda une fiche pour le ministre, qui prit alors la décision de soutenir la polémologie en aidant Bouthoul. A l’époque, c’était très difficile, l’inspection des finances considérant ce mode de subvention comme un démantèlement de la puissance publique : toutes les recherches sur la guerre et la stratégie devaient s’effectuer au sein du ministère de la Défense, non à l’extérieur. On parvint néanmoins à octroyer un contrat d’études à Bouthoul. L’Estoiles m’en confia la gestion ainsi que celui avec le général Beaufre. Sur ces bases, Bouthoul put relancer son Institut français de polémologie.
G.M : C’est à ce moment que Madame Louise Weiss devient la co-directrice de l’Institut ?
L.P : C’est cela. Le contrat a été signé en 1965 et à partir de ce moment le Centre de Prospective et d’Evaluations fut en relations constantes avec l’Institut de Polémologie. Celui-ci prit de l’ampleur et Bouthoul a eu besoin de collaborateurs. J’ai pensé au général René Carrère, mon ami de captivité, saint-cyrien, major de la promotion Foch, avec lequel j’ai beaucoup travaillé à l’Oflag IV D avec d’autres groupes de prisonniers. Il avait quitté le service actif et j’ai conseillé à Bouthoul de l’intégrer à son Institut. Carrère est devenu en quelque sorte son adjoint intellectuel. En résumé, je puis dire que la polémologie fut l’affaire de quelques-uns et il est regrettable que cette entreprise scientifique n’ait pas survécu à ses promoteurs.
G.M : Quel était le rôle de Madame Weiss au sein de l’IFP ?
L.P : Bénéficiant dès avant la Première Guerre mondiale de vastes relations dans les milieux intellectuels et politiques, elle sut accroître le rayonnement de l’Institut de Polémologie, soutenant Bouthoul moins pratique et combatif. C’était un binôme curieux, Louise Weiss et Gaston Bouthoul, qui surent concevoir et piloter un domaine de recherches originales sans équivalent pour l’époque, dont ils en subsistent des livres et une revue (Etudes polémologiques) fort utiles à qui s’intéresse au phénomène guerre.
G.M : Comment Gaston Bouthoul voyait-il l’avenir de la science qu’il avait fondée ?
L.P : Je ne sais pas. A mon avis, c’était bien parti, avec le soutien de M. Messmer et des collaborateurs comme Carrère. Ils avaient recruté des jeunes. Mais les successeurs n’avaient pas la dimension intellectuelle de Bouthoul. La polémologie est une œuvre sans héritage vivant. En France, on ne s’intéresse aux armes, au phénomène-guerre, qu’en temps de crise. En sus, Bouthoul fut en concurrence avec les Instituts de Peace Research des pays scandinaves qui, eux, étaient idéologiquement marqués. Bouthoul n’était pas militant. Il était un scientifique, très cultivé, inventant ses méthodes de recherches et d’expression en tâtonnant, car il innovait. Toute recherche exige une méthode spécifique et pour restituer le savoir, il faut également une méthode et un langage spécifiques. Il a créé une discipline innovante qui n’intéressait guère l’intelligentsia française.
Penser le phénomène guerre sous toutes ses dimensions, sans a priori ou préjugés idéologiques, objectivement, rencontrera toujours des obstacles dont le politiquement correct n’est pas le moindre.
Propos recueillis par Guillaume MONTAGNON
Auteur d'un mémoire "Génèse de la polémologie" diffusé par TB et que vous pouvez lire en ligne, en cliquant ICI.
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Ci-dessous un texte traitant de "La guerre du Golfe (1990-1991) dans la généalogie de la stratégie"