La ballade des « gens sérieux » par Olivier Cyran et Pier...
Publié le 11 janvier 2013 par Blanchemanche
La ballade des « gens sérieux » par Olivier Cyran et Pierre Rimbert, janvier 2013 Il aura suffi qu’un ministre prononce, en novembre dernier, le mot de nationalisation à propos d’une usine lorraine menacée de fermeture par le groupe ArcelorMittal pour que s’ébranle la procession des sermonneurs. « Etre de gauche aujourd’hui, être pour le progrès, c’est fermer, sans trembler de peur ni d’atermoiement, les hauts-fourneaux de Florange », expliqua Christophe Barbier, indigné que tant de « sensiblerie face à la complainte des ouvriers » ranime des « rêves collectivistes » (12 décembre 2012). Pour le directeur de L’Express, sauver des « emplois hérités du XIXe siècle » relèverait d’une « nostalgie geignarde » — un propos savoureux de la part d’un patron de presse, industrie bicentenaire bouffie d’aides publiques, épargnée par la concurrence internationale et néanmoins plus flageolante que la sidérurgie. Aux yeux d’Eric Le Boucher, éditorialiste aux Echos, cette propension à « défendre les réduits de l’indéfendable » signe l’« incapacité française à accepter la réalité économique » (7 décembre 2012). « Or, renchérit Jean-Marie Colombani, quiconque se penche sur l’état des finances publiques sait qu’il eût été déraisonnable de trouver 1 milliard d’euros pour Florange » (L’Express, ibid.). Nationaliser temporairement pour renflouer les banques aux frais du contribuable ? Oui. Nationaliser durablement pour pérenniser l’emploi ? Non. « Une expropriation pour protéger une activité contre l’avis de l’actionnaire en place : je ne vois pas d’autre pays que la France pour envisager cela », tranche l’économiste Elie Cohen (Le Monde, 14 décembre 2012). D’ailleurs, en Lorraine, ce serait impossible. Car, conclut Jacques Attali, « depuis dix ans au moins, tous les gens sérieux savent que, dans les régions où il n’y a ni minerai de charbon, ni minerai de fer, ni port, le laminage à chaud de l’acier n’a pas d’avenir » (L’Express, ibid.). D’autres « gens sérieux » savent qu’à soixante kilomètres de Florange, de l’autre côté de la frontière avec l’Allemagne, s’affairent cinq mille quatre cents salariés de Dillinger Hütte (tôle forte) et six mille métallos de Saarstahl (produits longs et pièces forgées), deux complexes sidérurgiques continentaux — donc, selon Attali, « sans horizon » et « dépassés ». Tous deux en pointe dans leur secteur et bénéficiaires en 2011. Comment ? Le 18 mai 1993, Saarstahl AG se déclarait en liquidation, lâchée par ses actionnaires, dont le français Usinor-Sacilor. « Bien sûr, l’opinion dominante était qu’il fallait laisser la sidérurgie dans les mains du marché et que l’Etat ne devait pas s’en mêler, se souvient M. Oskar Lafontaine, alors président social-démocrate de la Sarre. Mais le Land a pris la décision de se substituer aux actionnaires privés (1). » Appuyé par les syndicats et l’ensemble des forces politiques, un long processus de sauvetage s’engage. En 2001, Saarstahl et Dillinger Hütte seront placées sous le contrôle de la Montan-Stiftung-Saar, une fondation destinée à « promouvoir et renforcer la sidérurgie sur les rives de la Sarre », « soutenir la recherche scientifique et la formation ». L’« objectif d’éviter le chômage » figure également dans les statuts de cet organisme codirigé par les syndicats. « Le grand avantage de ce système, poursuit M. Lafontaine, c’est que les bénéfices sont réinvestis localement. » La volonté politique a primé. En France, ce « modèle allemand »-là n’intéresse guère. « On n’est pas en Union soviétique, a plaidé sur France 3 (8 décembre) M. Jean-Vincent Placé, président du groupe Europe Ecologie - Les Verts au Sénat. On ne peut pas obliger tel ou tel industriel à faire ce qu’il ne veut pas. » Demandez donc aux Allemands. Olivier Cyran Pierre Rimbert Journaliste. Le Monde Diplomatique