Nouveau- Mexique
Brandon tapotait sur ses cuisses nerveusement en attendant l’ordre imminent. Ça faisait déjà un long moment qu’il était là, planqué sous terre. Un moment si long qu’il avait eu le temps de réfléchir à la question. Il se demandait maintenant pourquoi il avait signé. Il en venait presque à regretter son enthousiasme pour cette mission. Sur le papier, ça n’avait pas du tout eu l’air de ressembler à ça. Le temps qu’il avait déjà passé ici lui avait laissé tout loisir de cogiter. Il se demandait ce qu’il foutait là mais parvenait assez bien à le cacher au pilote à côté de lui. Il n’aurait de toute façon pas pu lui dire ce qu’il avait dans la tête. Ce mec était là pour le cas où il flancherait. Il savait qu’il le surveillait tout en ayant l’air de ne rien en faire. Il savait aussi que quel que soit son comportement, un rapport serait transmis aux autorités compétentes.
Mais rien ne venait jamais. Ça faisait cinq ans qu’il était bouclé dans ce container aux airs de caravane sans fenêtres. Et qu’est qu’il y faisait chaud dans cette boite. Le thermomètre indiquait vingt-cinq degrés. Le pire était qu’il ne pouvait pas en sortir à sa guise. La porte était condamnée par mesure de sécurité. Lorsqu’il avait vraiment besoin de sortir, c’était toute une aventure. Il devait en référer à son supérieur et attendre que celui-ci veuille bien concentrer son attention sur son cas. Il avait parfois l’impression de manquer d’air, d’étouffer, malgré le système d’aération qui filtrait son air. Dans ces moments-là, il fermait alors les yeux et repensait aux grands espaces landais où il avait vécu avec ses parents jusqu’à ce qu’il s’engage dans l’armée et finisse par atterrir ici.
Devant les yeux de Brandon, scintillaient quatorze écrans. Sous ses doigts, quatre claviers. A l’intérieur du cockpit, le cerveau du drone ronronnait. Le pouvoir de vie ou de mort à une pression de doigt. C’était ça qui l’avait excité. C’était pour ça qu’il avait signé. Mais depuis qu’il était ici, il allait de déceptions en déceptions. Il n’avait encore pas vraiment senti la toute-puissance le traverser. C’était plus proche du spleen Baudelairien. Mis à part peut-être la fois où il avait atomisé un chien qui trainait à quelques kilomètres pour passer le temps. La joie avait été néanmoins de courte durée et l’ennui avait rapidement repris ses quartiers. Le pilote l’avait engueulé comme du poisson pourri et menacé de le renvoyer chez lui tout en riant sous cape. Au fond de lui, il aspirait à rentrer mais surement pas avant d’avoir vraiment testé la bête. Il avait signé pour ça après tout. Partir maintenant aurait été tout simplement stupide. Surtout après cinq ans passés dans ce trou…
Baghlān
Navid tirait Kayla par la main en lui intimant d’accélérer le pas. Il essayait de lui faire entendre raison mais celle-ci semblait trop préoccupée par le papillon qui s’était posé sur son doigt quelques secondes auparavant. Elle essayait en vain de se retirer de l’étreinte puissante de son frère pour aller gambader après la vie. Navid tentait de lui expliquer la situation mais il oubliait parfois qu’il parlait à une enfant. Sa sœur était beaucoup plus jeune que lui. Elle n’était pas marquée comme lui par les stigmates de la guerre qui faisait rage ici. Il avait réussi à la protéger de la réalité et commençait un peu à le regretter. Ce manque de franchise risquait de les perdre tous les deux. Leurs parents s’étaient fait tués. Le sacrifice parental leur avait néanmoins permis de s’enfuir pour se cacher aux yeux de leurs assassins. Maintenant, ils n’étaient plus que tous les deux. Ils n’avaient plus que l’un et l’autre pour toute famille. Il ne pouvait pas se permettre de se perdre.
Quand Kayla avait entendu tonner les bombes un matin, il lui avait dit que c’était le tonnerre. Elle avait répliqué en disant qu’elle ne voyait pas comment c’était possible que ça soit le tonnerre alors que le ciel était parfaitement dégagé et le soleil aveuglant. Il avait alors du tricoter une petite histoire. Il continuait malgré lui à la protéger. Sa sœur avait une telle joie de vivre, devenue tellement rare dans ce pays, qu’il ne pouvait se résoudre à amener la tristesse sur son visage lui faisant ainsi perdre ce sourire si communicatif qui lui requinquait quand ça n’allait vraiment pas. Il lui avait raconté que c’était un philosophe français du nom de Bayhachelle qui faisait tomber l’orage sur eux. Elle ne savait pas ce qu’était un philosophe et avait grand peine à situer la France sur une carte. Elle posait sans cesse des questions sur ce Bayhachelle. Il lui avait dit d’un ton sec, pour clore le sujet, que c’était une mauvaise personne qui se servait de son fric pour pouvoir exister et qu’il ne valait même pas la salive qu’ils utilisaient pour en parler. Elle n’avait plus insisté.
Navid reconnaissait bien tous ces sons qui traversaient le ciel. Il se mit donc devant Kayla comme pour faire rempart de son corps et entreprit de traverser au plus vite la dernière ligne droite qui les séparait de la petite maison reculé qu’il avait repérée du haut d’une colline une heure plus tôt. Elle semblait à l’abandon. C’était le lieu parfait pour eux. Ca faisait des jours qu’ils marchaient et ils avaient besoin de repos. Avec un peu de chance, ils y trouveraient peut-être même de quoi manger. Il s’était privé lors du dernier repas qu’ils avaient pu faire pour sa sœur. Aussi ressentait-il particulièrement la fatigue, le manque d’énergie. Kayla avait une pêche d’enfer. La fougue et l’enthousiasme propre à l’enfance.
Nouveau- Mexique
Brandon attendait toujours le feu vert. En attendant, il pensait à ce qu’aurait pu être sa vie en dehors du bunker. Cela faisait cinq ans qu’il était enfermé ici comme un ermite. Cinq longues années. Rien ni personne ne l’attendait dehors. Le peu de famille qu’il avait encore devait penser qu’il était mort. Il n’avait prévenu personne de son départ. A vrai dire, il s’en foutait. Il n’avait jamais été tellement proche de sa famille. La seule chose qu’il avait en tête sur le moment, c’était de se faire une greluche. Oh il en avait vu des films. Des quantités. Mais l’abstinence se faisait cruellement ressentir. Le pilote avait prévu le coup et lorsque Brandon exprimait un désir un peu trop fort de chair humaine, il roulait un joint et sortait, mine de rien, deux ou trois bouteilles d’un placard encastré et protégé dont lui seul connaissait le sésame. Il prétextait un moment détente et grâce au miracle de l’alcool ingurgité à trop forte dose, le désir retombait chez Brandon.
C’est au beau milieu d’une formidable cuite avec le pilote que l’alerte se déclenche. L’ordre de feu tombe. Brandon presse un bouton de la main gauche pour marquer le toit au laser. Le pilote à côté de lui déclenche le tir à l’aide d’un joystick. Le Predator commence alors à décrire des huit dans le ciel et ce à plus de dix mille kilomètres de l’endroit où se trouve Brandon. Dans le réticule du drone, une simple maison en terre, avec une étable pour les chèvres, qui n’a l’air de rien mais qui, selon le renseignement qu’il vient de recevoir via messagerie instantané, abrite un des plus dangereux chefs islamiste que la terre ait porté. Le missile Hellfire mettra vingt secondes, selon un des écrans, à atteindre sa cible.
Les secondes s’écoulent au ralenti. Brandon transpire légèrement en observant son moniteur qui retransmet la réalité à trois ou quatre secondes près. « Tu vas voir ce que tu vas prendre ! Saloperie de terroriste ! » hurle-t-il comme un dément.
Baghlān
Il ne restait plus à Navid et Kayla que quelques mètres à parcourir avant de pouvoir trouver refuge dans la petite maison de berger en pierre. Kayla s’élançait déjà vers la maison. Son frère avait beau la rappeler à l’ordre, elle faisait celle qui n’entendait pas et courait comme une dératée. Arrivé au bout de sa course, il la vit de loin rentrer à l’intérieur de la bicoque. Elle en ressortit presque aussitôt, les bras chargés de victuailles en faisant de grands signes à son frère pour lui dire de se dépêcher. Il continuait néanmoins à marcher d’un pas lent. Il n’avait plus la force d’aller plus vite.
Elle lui crie quelque chose mais un grondement sourd l’empêche d’entendre ce que sa sœur lui dit. Une explosion d’une violence inouïe. La petite maison disparait dans une pluie de pierres. D’un seul coup sans qu’il ne comprenne ce qu’il se passe, il reçoit sur l’épaule une des chaussures de sa sœur, son petit pied encore à l’intérieur…
Nouveau- Mexique
Brandon scrute le moindre pixel sur l’écran. Soudain, il voit une petite fille qui court vers la maison. Au moment de l’impact, le monde virtuel de Brandon et le monde réel de Navid et Kayla se télescopent. Brandon voit une lueur sur l’écran – l’explosion. La maison vole en éclats. L’enfant a disparu. Brandon a l’estomac noué.
« On vient de tuer la gamine ? » demande-t-il à son collègue assis à côté.
« Je crois que c’était un gamine », lui répond le pilote.
Ils continuent de s’interroger lorsque quelqu’un qu’ils ne connaissent pas intervient, quelqu’un qui se trouve quelque part dans un poste de commandement de l’armée et qui a suivi leur attaque : “Non, c’était un chien.”
Ils se repassent l’enregistrement une nouvelle fois. Un chien sur deux jambes ?
Lorsque Brandon sort enfin de son container pour retrouver l’air pur de la steppe, il titube et s’écroule à terre. Il reste un moment allongé au sol et pense à tout ça. Est-ce que ce n’est pas un rêve ? Est-ce que c’est vraiment arrivé ? A lui ? Il a du mal à y croire mais n’est pas aussi choqué qu’il pensait qu’il le serait en ôtant la vie à quelqu’un. Même s’il s’agit d’une petite fille innocente. Après tout, il n’a fait que suivre les ordres. Et puis d’abord, qu’est qu’elle foutait là ? Cette maison était censée être celle d’un ennemi de la nation. Il continue à se trouver bon nombre d’excuses avant de parvenir à une conclusion. C’est le problème de ces nouvelles guerres téléguidées, se dit-il, elles sont invisibles. C’est la distance qui atténue la gravité de la situation…
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