Quand le grand moustachu austère affirmait que « sans le musique, la vie serait une erreur« , il ne pensait pas énoncer un euphémisme (pas le genre de la maison). Pour Jean-Daniel Beauvallet, sans la musique, la vie ne serait pas. Tout simplement.
Son existence se mêle avec l’histoire de la diffusion musicale. Des caves aux magazines, des salles de concert aux vinyles. L’homme a tout fait. Véritable encyclopédie, il préfère continuer de découvrir sans relâche, plutôt que de s’afficher partout à la télé, Ray Ban vissées sur le nez (on ne vise personne).
Adolescent, il est l’un des pionniers de la radio libre, puis il part à Manchester, le premier, juste avant que le nord de l’Angleterre devienne le berceau du renouveau musical. Nait un amour pour le Royaume de sa majesté qui perdurera toute sa vie.
Il co-fonde ensuite, en 1986, le magazine mythique Les Inrockuptibles.
La suite n’est que symphonie. En tant que DJ, que fan ou qu’enseignant.
En ce début d’année, impossible de ne pas faire appel à cette parole d’expert pour parler musique, mais aussi de son magazine et de l’Angleterre.
Quand Jean-Daniel décroche son téléphone de l’autre côté de la Manche, il se montre immédiatement affable. « Je suis presque soulagé parce que je devais interviewer Nick Cave, et franchement c’est pas un client facile. Pas aussi dur que Lou Reed, mais quand même. C’est des mecs qui testent ta culture musicale et littéraire en permanence. Et gare à toi si tu te trompes. »
L’avenir de la musique, Lana Del Rey, Audrey Pulvar, la France, Adèle, la politique. Et c’est parti pour plus d’une heure de conversation.
Tu vis toujours à Brighton ?
Oui, depuis 16 ans.
Mais c’est une ville de retraités anglais.
C’est un mythe. Bon, c’est vrai que les villes autour sont pleines de vieux. En fait, c’est une ville de canailles. Historiquement, le Prince Régent a construit un palais ici, officiellement pour venir en cure, prendre sa goutte, mais en réalité pour venir s’encanailler avec ses amis.
Aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle une ville de week-enders. Des jeunes qui viennent ici le vendredi soir et repartent le dimanche sans se rappeler ce qu’ils ont fait.
C’est aussi la capitale gay d’Angleterre. C’est un havre du libéralisme. C’est également une ville athée, ce qui est très très rare ici. C’est un peu le San Francisco d’Angleterre.
Les salles de concert, les bars, les galeries… ce sont des lieux difficiles à trouver dans des ruelles du centre ville. C’est une ville qui sait se cacher, se préserver.
Tu penses que tu finiras ta vie à Brighton ?
Je me verrais plutôt finir à Biarritz à faire du long board. Le truc qui m’affole, c’est le déménagement. Mes vinyles et mes livres. Quand j’ai changé de maison ici, les déménageurs m’ont insulté. 10.000 vinyles, tu te rends compte ?
Comment trouves-tu le marché musical en ce moment ?
Marché et musical côte-à-côte, c’est amusant. Le marché est mort. Mais la musique n’a jamais été aussi riche. La preuve que la musique peut exister sans le marché. Comme avant l’invention du vinyle. La question c’est de savoir si, aujourd’hui, un album, comme ceux de Radiohead par exemple, qui nécessitent 2 ou 3 ans de travail, pourra toujours exister ? Je ne pense pas.
Les groupes ne seront plus professionnels, mais semi-pro certainement. Même la notion d’album est morte. Comme David Bowie qui sort une chanson sortie de nulle part. J’ai parlé avec son équipe, même eux ne savaient pas.
L’industrie du disque demande de planifier au moins un an à l’avance un album. Ça tue la spontanéité artistique. C’est ce qui a tué Beck.
Le pire, c’est Coldplay à qui EMI a demandé un album pour redresser leur budget. Et ils l’ont fait.
Quand je vois les frères Gallagher ou Bono qui possèdent plusieurs Rolls-Royce. On fait pas de la musique pour ça. Adèle, par exemple, fait partie des 5 femmes anglaises les plus riches. En comptant la Reine. Et pourtant, elle fait de la musique de fête des mères. Son album, 21, est parmi les plus vendus de l’histoire de la musique, devant les Beatles. Je peux voir son enrichissement concrètement, elle se fait construire un palais sur le front de mer ici. Et elle ajoute un étage à chaque nouveau disque d’or.
Donc, la musique, finalement, revient à la normale avec la chute des grands studios.
Oui. C’est la pop culture qui a tué la musique. Et ça aura duré 50 ans en fait, une parenthèse. On va revenir à la musique, des groupes qu’on va voir physiquement, qui n’enregistrent pas.
Bon, à côté de ça, on a le Gangnam Style. Il y aura toujours des épiphénomènes. Mais Psy ne fera pas carrière. Je ne pense pas qu’il l’envisage d’ailleurs.
Quand je suis arrivé dans ce métier, c’était un peu la fin de la grande époque. Mais j’ai vu quand même ces soirées où la cocaïne passait sur des plateaux d’argent, les billets en 1ère classe pour New-York pour les journalistes. C’est finit. Les vrais artistes fous, d’Eddie Barclay à Tony Wilson (qui a créé Factory Records et lancé Joy Division entre autre, ndlr) ne sont plus là.
L’avenir des groupes, cela peut aussi être la pluridisciplinarité. Comme on le voit dans des groupes récents, comme Fauve.
Oui, j’aime beaucoup ce groupe. Tout à fait l’avenir. Des gens qui n’ont besoin de personne d’autre. Comme Björk. Avant, les artistes avaient besoin d’aide pour distribuer les disques. Aujourd’hui, il n’y a plus de disque. Donc, il y a plein de groupes qui ont du voir leurs maquettes refusées et voyant l’effondrement du marché ont compris qu’il fallait se prendre en main.
Quelles sont tes attentes pour 2013 ?
J’adore Palma Violets, dans la grande tradition des branleurs anglais. Un côté The Libertines sur la mélodie. Dans la lignée de The Kings également.
En électro, il y a Deptford Goth. Un truc à la Massive Attack, très lancinant.
En Angleterre, ce qu’ils font très bien également, c’est de reprendre les bases du RnB. Avec par exemple AlunaGeorge.
Et en France ?
Il se passe quelque chose de très fort en France. Ça pousse.
Aujourd’hui, il y a une liberté énorme. La technologie et les influences sont les mêmes dans tous les pays, c’est la mentalité qui doit changer. Avant, il y avait un complexe français, mais c’est fini.
Nous, on a l’Inrocks Lab où on a 10 ou 15 groupes français que je pourrais faire signer dans des labels anglais facilement. Tous ces groupes reviennent aux paroles en français également. Ils se disent fuck it, on chante dans notre langue.
Et puis, sur ce labo ont peut voir les zones où il se passe quelque chose en France. C’est comme ça qu’on a senti monter Reims ou Clermont, ou Rennes encore plus récemment, et on voit quelque chose qui naît du côté de Nice en ce moment.
Quand on voit les mouvements des Indignés ou des Occupy, il n’y a pas de bande son. Où sont les Mr Tambourine Man d’aujourd’hui ? Est-ce que la musique est moins sociale qu’avant ?
Mais en Mai 68 non plus, il n’y avait pas de bande son. Alors qu’aux États-Unis, ils avaient Joan Baez et Dylan, chez nous, Gainsbourg squatte dans une villa. Aujourd’hui, en France, politiquement, il n’y a que Miossec et Domnique A qui se mouillent.
Dans les Inrocks, pendant la campagne présidentielle, on a demandé aux chanteurs ce qu’ils allaient voter. Il n’y a que Bruel et Souchon qui ont répondu. C’est pas la nouvelle génération. D’une certaine façon, depuis Noir Désir il n’y a plus de voix politique.
C’est marrant que tu me parles de ça, j’ai donné une conférence il y a trois semaines à la faculté de Manchester sur le thème de la chanson engagée. Je disais justement qu’en France, la chanson engagée est morte.
C’est devenu pas cool d’être engagé politiquement. Même aux Inrocks quand on s’engage, parfois peut-être un peu naïvement, on se fout de nous. Que l’engagement politique soit tourné en dérision, c’est une victoire du conservatisme. En Angleterre, l’engagement était tellement fort depuis le mouvement punk, que je suis sûr qu’aujourd’hui, cette dérision a été voulue par les conservateurs. C’est calculé.
Comment se sont passés les quelques mois de direction d’Audrey Pulvar aux Inrocks ? Ça a fait beaucoup de bruit, mais on ne sait pas trop finalement ce qu’il s’est réellement passé.
Ça a été assez bizarre pour nous. On ne connaissait que ses prises de position à la télé. Et puis, on l’a rencontrée en conférence de rédaction et on a été estomaqués par sa rapidité d’adaptation. En quelques jours, elle connaissait tout à la musique, elle posait les questions pertinentes à chaque fois. Elle connaissait aussi parfaitement l’organigramme. Qui faisait quoi. C’est une force de travail inouïe.
Elle a relancé une dynamique d’équipe. Avant, chacun faisait son truc dans son coin, on avait nos habitudes. Il n’y avait plus de réunion de rédaction par exemple. Elle l’a remis en place et on devait tous argumenter nos choix éditoriaux. Elle a été très bien reçue.
Une grande pro. Une vraie chef.
On a l’impression que Les Inrocks sont de plus en plus dans l’actu et la politique et de moins en moins dans la musique, son ADN.
Il y a toujours autant de musique, mais elle est plus diluée. Mais c’était une volonté quand on est passés en hebdo (en 1995, ndlr).
C’est vrai que pendant la campagne, on a fait beaucoup de politique. On n’a pas été très bons d’ailleurs, je trouve, on a pas su se démarquer. Mais là, on a retrouvé notre ton décalé. Dernièrement, le papier sur Fabius était excellent.
Par rapport à la formule mensuelle, ce sont les longs entretiens qui me manquent le plus.
A l’époque, on prenait le temps. J’étais resté, par exemple, 3 jours chez Frank Black des Pixies. On est allés piqueniquer, on a fait du kart. Les papiers après sont toujours bons. Bon, même si dernièrement, j’ai pu faire un grand entretien avec Lana Del Rey.
Puisque tu en parles. Lana Del Rey, au final, grande chanteuse ou produit marketing ?
Grande chanteuse. Mais je le savais déjà. Je l’ai vue en concert acoustique dans un petit café, avant qu’elle soit connue et elle m’a sidéré. Elle a ce côté extra-terrestre, comme dans Mars Attacks!, tu vois, ce côté créature ondulatoire. Elle n’est pas humaine.
Elle a 10 voix dans sa voix.
Après, on l’a placée dans un marché qui ne lui correspondait pas. C’est une chanteuse de cabaret.
En fait, il y a eu une réaction irrationnelle à son sujet. C’est la personnalité la plus passionnante que les États-Unis ait produite depuis des années. Quand tu l’as rencontre, tu ne sais jamais comment elle va être. Elle peut être petite fille, garçon manqué, femme fatale… tu découvres toujours quelque chose.
Par exemple, lors du dernier interview, après une heure de discussion, elle me parle de son engagement dans la lutte contre l’alcoolisme. Je ne savais pas. Elle me dit alors naturellement qu’elle est alcoolique depuis ses 15 ans.
Maintenant deux questions qu’on aime bien poser d’habitude dans nos soirées personnelles. Plutôt en fin de soirée.
Est-ce que selon toi, depuis 1993 et l’avènement de Radiohead avec Creep, il y a un groupe qui est né et dont tu penses qu’il deviendra mythique ?
Oui, heureusement, sinon j’aurai arrêté mon métier. Blur, Song 2. L’album Glory Box de Portishead. Get Ur Freak On de Missy Elliott, c’est une révolution. One More Time des Daft Punk.
Seconde question fin de soirée, si je te donne un billet de concert magique pour aller voir qui tu veux, vivant ou mort, tu vas voir qui ?
J’irai voir le concert de décembre 1979 de Joy Division aux Bains Douche.
Pour finir, retour sur 2012. Ton artiste, ta chanson et ton clip.
Les clips je ne les regarde pas. Je ne comprends pas l’intérêt en fait.
La chanson, Breezeblocks de Alt-J.
Et l’artiste, pour emmerder le monde, je réponds Lana Del Rey. Mais avec la nouvelle version de son album, pas la vieille avec les beats posés n’importe comment au dernier moment. Tu vas voir, maintenant qu’elle a repris ses choix artistiques en main…