« Dans leurs chants de deuil, les Batâmmariba comparent à des termitières leurs takyiènta, ces maisons-forteresses dont l'unique ouverture regarde vers l'ouest, direction prise par leurs défunts. De couleur ocre, balayées par l'harmattan en saison sèche, elles semblent avoir surgi de terre. Personne sur les sentiers aux heures brûlantes du milieu du jour : les habitants auraient-ils déserté le village ? Du haut des terrasses, à l'abri des parapets, des centaines d'yeux regardent arriver l'étranger. S'il s'adresse à un enfant resté dans la cour de l'une de ces takyiènta : « Ton père est-il là ? - Je ne sais pas ! » Dès que l'on a passé la rivière de la Kéran, qui délimite au Togo le pays des Batâmmariba, une vibration semble traverser montagne et vallée, perceptible surtout à la tombée de la nuit et au lever du jour. C'est alors que les esprits de la Terre, «premiers du lieu», reprennent possession de leur territoire sous forme de vents rasant les herbes ou de rapides cavales blanches qu'un voyageur matinal peut voir se faufiler entre les arbres. À ces heures qui appartiennent aux «vrais maîtres du territoire », il est interdit aux humains - ces intrus tard venus, ces hôtes que l'on tolère - de crier, marcher d'un pas pesant, se quereller. Les voix de sous terre sont ténues. Il faut se taire, comme se taisent les membres d'un clan au lever de la lune quand est célébré un rite, pour entendre une sourde rumeur où se mêlent froissement d'herbes, fins cris d'insectes... longs soupirs dont on ne sait s'ils viennent du vent qui s'élève, ou du regret de morts pour des vivants dont ils ne se résignent pas à se séparer. Voix inaudibles pour les « gens ordinaires », perçues par les «puissants » : les Voyants aux sens exacerbés qui les entendent « du fond de leur foie ». Ils y répondent non avec les mots crus de la parole du jour, mais intérieurement. Un Voyant naît avec la faculté de se rendre sensible aux présences qui parcourent l'univers. Son ouïe d'une exceptionnelle finesse sait capter la parole tacite des forces souterraines, une parole qui n'est, selon le mot de Milosz, « ni son ni silence ». L'ouïe du Voyant est pareille à celle que les Grecs attribuaient aux devins. L'Apollon de l'Iliade, à lafois voyant et devin, était doté « non pas tant de voyance, précise Georges Dumézil dans Apollon sonore, que de perception merveilleuse des paroles inaudibles des dieux». Grâce à l'acuité sensorielle du Voyant, les Batâmmariba, qui privilégient la nuit et les sons de la nuit, sont à l'écoute de l'univers. DOMINIQUE SEWANE.LES BATAMMARIBA.LE PEUPLE VOYANT.
C'est ici qu'il faudrait , pour quitter la simple description et saisir le sens et l'originalité de la maison Tamberma , pour comprendre en profondeur ce qu'est l'Habiter, qui ne se réduit pas à l'habitation, faire un détour par les analyses d'A.Berque,concenant l'ecoumène, le milieu humain : « ce en quoi,la terre est humaine et terrestre l'humanité ».un détour qui n'est pas une digression mais qui permet en outre certains rapprochements avec michel Serres ,par exemple,Bachelard évidemment,comme déjà dit , mais surtout, les aborigènes d'Australie sur les Pistes du Rêve.
« Ici. Le paysage assemble des lieux. Une localité se dessine comme un point singulier entouré d'un voisinage : source, puits, dent de cap qui se lance hors du rivage, île, petit lac, longue ganse de ruisseau, étranglement au sommet du col, guichet obligé par la rive du fleuve léchant le pied de la colline, clairière, gué, port, événement topographique, obstacle, limite ou catastrophe ; quelqu'un choisit de vivre auprès de la singularité déjà là et la charge de la sienne propre. Qui n'a pas rêvé de s'arrêter ici, au milieu du cirque de montagnes sèches, sous le soleil, d'y monter sa tente et d'y attendre la mort? Habitat ou niche, place du lit et de la table, autour de laquelle les traces de pas font mille festons et rinceaux, guirlandes locales de la vie courante. Ici quelqu'un vit, mange, dort, vaque à ses usages, aime, travaille, souffre et meurt. Qui passe sait aussitôt qu'il transite par un lieu, s'arrête sur le site ou devant la pierre qui le marque : ci-gît l'inconnu qui fit des taches sur le paysage et dont la dalle tombale perpétue l'occupation. Il a chargé le point singulier de son odeur, de ses déchets, de sa propriété stercoraire, travaux, goûts et couleurs, maïs et vigne, bâtisses, lignées enfantines, puis de sa dernière ordure, les cendres de son cadavre, marbre gravé du tombeau. Le passant s'incline, visite le dieu du lieu. Où vas-tu? En ce lieu. D'où viens-tu? De mon site. Où passes-tu? Par ici même. A chaque question, il faudrait un récit infini détaillé pour servir de réponse, qui ne remplirait pas le lieu, occupé par le génie d'ici, ses tons et baumes, son tact et son silence, ses dépouilles ou restes qui n'ont de nom dans aucune langue. »MICHEL SERRES.LES CINQ SENS. GALLIMARD.
Partant des étymologies grecques, se fondant sur le mythe de Platon, le Timée, et pour qualifier l'écoumène, A.Berque distingue et oppose deux termes : Topos et Chora.
Topos est précis (toponyme), un être, une chose, s'y situent et le toponyme nous dit où ; mais topos est aussi abstrait (être et chose pourraient aussi bien être ailleurs).topos est donc définissable indépendamment de ce qui s'y trouve : c'est le lieu de notre géométrie cartésienne avec ses coordonnées ou le système des méridiens et des latitudes. Sur le GPS se trace ainsi précisément le lieu géométrique de ma maison et de mon nom. C'est aussi le règne de la ligne droite qui a permis l'architecture et l'urbanisme modernes(Berque cite en particulier Le Corbusier) et qu'on pourrait opposer justement à celle vernaculaire.
Chora est beaucoup plus complexe à définir. Le vocable ne se dit finalement que par métaphore. Berque y évoque une toute autre géographie, qu'il appelle le « chemin des ânes », le cheminement à travers le paysage et ce qu'est donc un paysage : ainsi la Crète.
« Éclat blanc sur la montagne fauve, Chôra se détache dans les souvenirs. On y est monté au fil des siècles en sinuant par le chemin des ânes, dont les sabots ont usé les pierres. Soleil, réverbération; les odeurs de l'été... Plus on monte, et plus grandit la mer. Peu à peu se dessine le rivage où, désormais sûr de son cap,Thésée se défit d'Ariane - du moins selon une version insulaire, personnelle peut-être, de la légende. Ailleurs, on dit que c'était à Naxos. »
On commence à saisir que, dans l'écoumène, on peut ainsi définir des lieux cartographiables(ceux de notre modernité) et des lieux existentiels.(chora),chargés d'imaginaires de souvenirs et de mythes, à l'instar de la maison bachelardienne ou de celle des Tamberma .On pourrait aussi y distinguer deux savoirs correspondants, l'un rationnel, géométrique, cartographique et aussi urbanistique ,l'autre empirique(en ôtant la nuance péjorative) , ensemble de savoirs faire acquis par l'usage et appris des anciens. En un mot la « pensée sauvage » de Levi-Strauss. M.Serres dans Les Cinq Sens évoque ainsi ces patrons pécheurs hauturiers qui oubliaient les cartes dans un tiroir pour sinuer à la recherche des bancs de poissons, selon la couleur de la mer ou la rencontre avec tel type d'algues. Ils faisaient corps avec le milieu. Ainsi sans doute les constructeurs de la takyiènta. D.Sewane dans le texte suivant n'utilise pas explicitement ces concepts mais nous donne pourtant une vision de la chora.
« C'est sur la « peau fine » de Terre que les humains construisent leurs habitations, défrichent, cultivent. Une peau hérissée de cailloux, craquelée par le feu du soleil pendant la saison sèche, recouverte de pousses d'un vert lumineux dès le début de la saison des pluies. Elle n'a rien de commun avec l'argile résistante, exempte de cailloux et de couleur claire tirant sur le blanc, recueillie dans une carrière avec la pointe d'une houe, utilisée par les potières, également consommée par les femmes enceintes. Elle est différente d'une autre espèce de teinte rosée, prélevée dans un bas-fond, avec laquelle un Otâmmari façonne des greniers semblables à d'immenses poteries. Et d'une autre argile encore, rare et précieuse, prélevée sur une termitière. Gluante, car imprégnée de la salive des termites, elle est utilisée pour renouveler un autel. Les Batâmmariba font preuve d'une grande minutie pour reconnaître les différentes couches de la «peau fine», qu'ils ne confondent jamais.
La «peau épaisse» est la chair interne de Terre. C'est une terre «noire», en réalité d'un ocre dense, qu'atteignent les fossoyeurs en creusant une tombe. Elle est le domaine des « gens de la peau épaisse », ces forces souterraines nées avec Terre. Elles serpentent entre ses replis avant de sourdre dans l'eau d'un marigot ou d'une source, émerger sous forme d'arbres, s'élever vers le ciel en violents tourbillons au début de la saison des pluies. Tous les quatre ans, elles s'incarnent dans Fawaafa, le gigantesque Serpent femelle qui se meut silencieusement dans le sous-sol de Terre et se réveille à l'époque du dijwani, le rite initiatique des garçons.
« Les Batâmmariba se reconnaissent comme « gens de la terre ». Dans le nom qu'ils se donnent, Batâmmariba, le modeste radical tan - de mute-tan, peau fine - évoque une peau souple à laquelle la main de l'homme imprime une forme. Une peau préparée, arrosée par une main féminine. Le maître d'œuvre trace les fondations, dirige les travaux. Pendant les quatre à six mois que dure l'édification d'une takyiènta, différents corps de métiers se succèdent : abatteurs d'arbres au bois dur poussant sur la montagne, utilisés comme troncs piliers et poutres (labeur éprouvant), lanceurs de boules de terre - des petits garçons -à leurs aînés assis à califourchon sur les murs. De ces boules, ils font des rangées de boudins de terre superposés. Il faut attendre que chaque couche soit complètement sèche avant de poser la couche supérieure. Débutée en novembre, quand la terre, assouplie par les pluies de mai à septembre, est suffisamment ferme sans être durcie par le soleil, la construction se termine vers le mois de février ou de mars. Bref, la construction fait appel à une main-d'œuvre spécialisée, exclusivement masculine. Au lieu de souligner cet aspect, les Batâmmariba ont la courtoisie d'insister sur la collaboration féminine, selon eux, indispensable : « Sans la femme qui va puiser l'eau pour mouiller la terre, sans elle qui dame la terrasse avec un galet, elle qui enduit les murs d'une décoction de néré, comment pourrions-nous construire nos takyiènta ? » La peau fine ne peut être travaillée par les hommes, luisants de terre mouillée, que grâce au bon vouloir des femmes. De plus, un homme n'entreprend un tel oeuvre que s'il est sûr qu'une épouse viendra l'habiter. Autrefois, la fiancée dotée par son père depuis près de dix ans. Aujourd'hui, la jeune fille « enlevée » avec son consentement. La takyiènta porte donc le nom de «takyiènta de l'épouse », et s'il s'agit de la Vieille Takyiènta d'un père, héritée par le fils benjamin, celui de « mère ». «Je rentre chez ma mère », dit le soir un ancien en quittant ses amis. » DOMINIQUE SEWANE.LES BATAMMARIBA.LE PEUPLE VOYANT
Mais ce qui vient d'être dit n'épuise pourtant pas le sens du mot CHORA, d'après À. Berque ; d'où sa référence au texte mythique et cosmogonique de Platon,le Timée. Platon Y distingue trois réalités : le monde intelligible,(les Idées ou formes),éternel, absolu « divin » que l'esprit peut concevoir par une ascèse intellectuelle(theoria) mais qu'enfermé dans notre caverne nous ne pouvons pas percevoir par les sens… Le monde physique d'autre part , sensible et mouvant, au devenir incessant(genesis) et donc voué sans fin à la naissance et à la mort .Enfin la Chora, un milieu intermédiaire,non saisissable par le savoir rationnel mais par un discours qui dit Platon reste « difficilement croyable »donc par le mythe). Difficile donc de concevoir la chora, sauf pour dire qu'elle est à la fois porteur d'empreintes(des Idées, qui lui donnent signification et valeur), mais aussi nourrice et matrice des choses. Une réalité intermédiaire, idéelle et matérielle à la fois, intelligible et sensible, voire sacré et profane pour ceux qui y croient.. Berque pour sa part précise alors que c'est le lieu géniteur, sans limite à partir duquel, par une opération d'engendrement (chaos, c'est-à-dire une béance, une ouverture comme celle d'une huitre ) s'ouvre et se déploie L'existence , notre existence et celle des êtres dans le monde et il ajoute simplement que c'est le le paysage.
Pour concrétiser cette idée qui pourrait rester obscure, l'auteur prend comme exemple la pensée des aborigènes australiens. Le Rêve et le temps du Rêve, mais ce pourrait l'être aussi bien, par le texte précédent, celui de D.Sewane parlant de la terre et du serpent femelle Fawaafa qui a couvé les œufs dont sont issus les premiers êtres ; comme des Batâmmariba, ouvrant et malaxant la peau de la terre.
Les habitants du Désert de l'Ouest australien ont un terme propre, Tjukurrpa,(que nous traduisons par Dreamtime, Le Temps Du Reve) qui désigne un ensemble de structures et pratiques sociales . Le Tjukurrpa, inclut les catégories du mythe, du rituel, de la cosmologie et des origines des manières de faire et de penser, il est celui par lequel l'essence des choses est présentée et définie par leur existence. De ce fait, il n'est pas seulement histoire et cosmogonie, mais s'implante aussi dans le contemporain, car aucune structure ou technique nouvelle ne peut échapper à son prisme. cette pensée paysage a faili se perdre.Entassés dans des lieux de concentration,sans justement les règles d'usages entre tribus, les aborigènes du Désert central se mourraient (entre autres persécutions) d'acculturation.G.Bardon, instituteur à Papunya eut l'idée de convaincre les "anciens" de peindre les Rêves sur les murs de l'école puis sur des toiles à l'acrylique.ce fut le début de l'art aborigène qui emplit nos musées et expositions
Les Aborigènes australiens, lisent la terre comme nous lisons un livre, interprétant tous les traits du paysage comme les traces vivantes d'êtres fantastiques. Venus d'ailleurs, de la mer, du ciel ou des entrailles de la terre, ces « grands ancêtres « et héros nomades sillonnèrent le continent et le balisèrent d'empreintes de leurs corps ou de métamorphoses de leurs organes.
' Au commencement, la terre était plate et vide. Les ancêtres émergèrent du sein de la terre et commencèrent à façonner le kangourou, l'émeu, l'opossum, la chenille ou la larve ; pour d'autres, ce furent les choses inanimées comme les arbres ou rochers ; pour d'autres encore, des compositions complexes comme feu de broussailles ou la ruche et le miel.
Chaque action des ancêtres eut des répercussions sur la configuration du paysage. Les lieux d'où ils émergèrent du sol devinrent des points d'eau ou des entrées de grottes ; là où ils marchèrent, s'écoulèrent des cours d'eau ; et les arbres se mirent à pousser là où ils avaient enfoncé leur bâton à fouir dans le sol. De formidables batailles opposèrent des clans d'ancêtres : des collines ayant la forme de leur corps apparurent là où ils étaient morts et leur sang donna naissance à des lacs. Au fil du temps, le paysage se modela et se métamorphosa, aussi longtemps que les ancêtres vécurent à la surface de la terre. Quand ils abattaient des arbres, cela dessinait une cicatrice sur le flanc des collines ; quand ils traversaient une rivière, ils laissaient derrière eux une barre rocheuse ; et quand ils lançaient leur boomerang, ils creusaient un trou dans une colline. Chaque détail du paysage s'explique de façon analogue. Le paysage n'est pas seulement la conséquence des actions des ancêtres : c'est aussi le résultat de la transformation de leur corps ou de leurs substances corporelles. En Terre d'Arnhem, les sources d'ocre se sont formées à partir de leur sang ou de leur graisse. D'autres mettront en forme la société, lui fournissant son organisation sociale définitive, la divisant en classes matrimoniales. Dans tous les cas, qu'il s'agisse des corps, de la terre, de la collectivité qu'il convenait d'organiser, la matière première était déjà là .L'action des grands transformateurs primordiaux s'attache aux surfaces : surface des corps ou surface de la terre que l'on incise profondément. Art du ciselage et aussi art de la coupure
Topos et chora :Bruce Chatwin, dans une comparaison savoureuse du chant Des Pistes, conte les tribulations d' un arpenteur(on pense à Kafka) chargé du tracé rectilligne du chemin de fer,confronté à deux « anciens » qui le refusent chaque fois au profit de sinuosités des pistes du rêve parce que telle colline, tel arbre ou rocher est un lieu sacré où l'ancêtre est apparu et où il a laissé des empreintes (esprits enfants),servant d'identité clanique aux nouveaux-nés .Telle une takyiènta Chez les Tamberma, ils ont émergé de la boue.
La boue tomba de leurs cuisses, comme le placenta d'un bébé. Puis, tel le nouveau-né qui pousse son premier vagissement, chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria : «JE SUIS!» «Je suis... Serpent... Cacatoès... Fourmi à miel... Chèvrefeuille...». Et ce premier «Je suis», cet acte primordial de nomination, fut considéré, alors et pour toujours, comme la strophe la plus secrète du chant de l'ancêtre, la plus sacrée. Chacun de ces anciens (baignant alors dans la lumière du soleil) avança son pied gauche et nomma une chose. Il avança son pied droit et en nomma une autre. Il nomma les points d'eau, les roselières, les gommiers. donnant des noms de tous côtés, appelant à la vie toutes choses et tissant leurs noms dans des strophes.
Les anciens s'ouvrirent un chemin dans le monde entier par leur chant. Ils chantèrent les rivières et les montagnes, les lacs salés et les dunes de sable. Ils chassèrent, mangèrent, firent l'amour, dansèrent, tuèrent : partout où les portaient leurs pas, ils laissèrent un sillage de musique.
Ils enveloppèrent le monde entier dans un réseau de chants ; et, enfin, lorsque la Terre fut chantée, la fatigue les envahit. De nouveau ils ressentirent l'immobilité glacée des temps. Certains s'enfoncèrent dans le sol là où ils se trouvaient. D'autres se glissèrent dans des cavernes. D'autres encore regagnèrent en rampant leur «demeure éternelle », .le point d'eau ancestral où ils étaient venus au jour. Et tous s'en retournèrent sous terre .BRUCE CHATWIN.LE CHANT DES PISTES
Ci-dessus la piste du Rêve"FOURMI à MIEL et sa rerésentation sur toile
Pourtant cet engendrement n'est pas terminé ;chaque enfant reçoit son nom(totem) de la fréquentation du site par sa mère, là où sont déposées les empreintes, les esprits enfants, qu'ont laissés derrière eux les ancêtres fondateurs.Cet engendrement se poursuit encore de nos jours. Une portion de territoire appartient à un clan par l'intermédiaire d'un chant,celui justement qu'a chanté l' ancêtre engendrant les choses. Or les aborigènes font revivre ces chants et par là réengendrent le paysage.
« Avant que les Blancs ne viennent, continua-t-il, personne en Australie n'était sans terre, puisque chacun recevait en héritage un tronçon du chant de l'ancêtre et un tronçon du pays où passait ce chant. Les strophes que possédait un homme constituaient ses titres de propriété. Il pouvait les prêter à d'autres. Il pouvait en emprunter à d'autres en retour. Mais, par contre, il lui était impossible de les vendre ou de s'en débarrasser.
Lorsque, par exemple, les anciens du clan du Python décidaient qu'il était temps de chanter leur cycle de chants du début à la fin, des messages étaient envoyés, tout au long de la piste, pour convoquer les propriétaires des chants au lieu du grand conseil. L'un après l'autre, chaque « propriétaire » chantait son tronçon d'empreintes de pas de l'ancêtre. Toujours dans l'ordre correct !
« Chanter une strophe dans le désordre, dit Flynn d'un air sombre, était considéré comme un crime. Généralement le coupable était condamné à la peine capitale.
- Je vois, dis-je. Cela équivalait, sur le mode musical, à un tremblement de terre.
— Pire, dit-il d'un air sombre. C'était abolir la création. »
A chaque réunion du grand conseil, poursuivit-il, il était très possible que d'autres rêves convergent. Ainsi à l'un de vos corroborées, vous pouviez avoir quatre clans totémiques différents, provenant d'un nombre indéfini de tribus. Tous y échangeaient les chants, les danses, les fils et les filles, et s'accordaient réciproquement des « droits de passage ».
« Quand vous serez resté un peu plus longtemps, dit-il en se tournant vers moi, vous entendrez l'expression "acquérir la connaissance rituelle". »
Cela signifiait que l'homme augmentait sa carte de chants. Il élargissait ses choix, explorait le monde par le chant. » BRUCE CHATWIN.LE CHANT DES PISTES
Nous pouvons maintenant revenir aux Tamberma l'instar des aborigènes dans leur rapport au paysage , tout dans la maison n'est pas conçu pour le simple utilitaire, mais D.Sewane ,y sens surtout la présence des ancêtres. Et elle le vit d'aiileurs comme un engendrement, une naissance..
« C'est parce que les souvenirs des anciennes demeures sont revécus comme des rêveries que les demeures du passé sont en nous impérissables », écrit Gaston Bachelard. Il me semble être née dans l'une de ces puissantes takyiènta tant, selon le mot de Rilke, elle est « fondue et répartie en moi». Combien de fois ai-je, comme tout Otâmmari, escaladé les encoches vernissées de la branche-escalier conduisant à la terrasse, lieu de l'intimité des vivants où, pour dormir, ils se coulent comme des serpents dans les trous des cases construites sur le pourtour, et au centre ? Rien, à l'intérieur de cette étrange demeure, n'est conçu pour éviter gestes ou fatigue inutiles. Au contraire, ce sont des flexions du corps, sauts, reptations dans les renfoncements exigus, que suscite cette takyiènta aveugle, dont le rez-de-chaussée est en permanence plongé dans l'ombre. Le sens et la finalité de ses détours évoquent les circonvolutions d'une oreille immense. Mais la takyiènta n'est-elle pas avant tout le lieu où, dans la pièce du bas, les hommes murmurent le nom des morts avant de célébrer un sacrifice sur un autel ?
Quand je pense à une takyiènta, c'est le kunamunku qui s'impose à mon esprit : la pièce du bas où les habitants disent ne pas vouloir rester. Surtout la nuit : les souffles qui résident dans ces autels coniques élevés sur le pourtour de la tour centrale, font trop sentir leur présence. La tour elle-même est appelée « maison des ancêtres » parce que, sur la paroi de l'ouest, sont modelés les autels des morts les plus anciens de la famille. Ces autels, sorte d'excroissances de forme allongée, sont surmontés d'une pierre, dans laquelle s'incarne la « force » d'un père, retrouvée sur le sol la nuit de son enterrement. La nuit où il est appelé par son vrai nom, tenu secret. À cet appel, qu'elle ressent comme une injure, son ombre «se redresse». Elle «jette sa force» sous forme de pierre.
Énumérer autels, crânes d'animaux suspendus aux poutres, poteries à pointes calées entre les autels - des poteries noircies par le temps contenant une « force de brousse » trouvée par un Voyant, et incluse dans un galet ou une racine -, le collier de cauris ou le sac de peau de chèvre accroché au mur... donnerait une image bien vaine d'un lieu que l'on n'a jamais fini d'explorer. De même que dans Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz espérait trouver dans la maison de son oncle « ses entrailles secrètes, intérieures, invisibles, une issue dissimulée dans un mur creux, dans le dédale du labyrinthe, ou au-dessous, dans les fondations», on n'a jamais fini de suivre les ramifications souterraines de la tûkyiènta, qui la relient, à travers ces autels, au cimetière et à la brousse.
Après avoir assisté au renouvellement du vieil autel de la Grande d'un père, on se rend mieux compte de la prodigieuse force de vie que contient un tel autel. Tout d'abord, on casse sa « tête » : on l'ouvre. Apparaît alors la cheminée qui le creuse dans toute sa longueur. Le conduit s'enfonce idéalement dans la terre. À travers lui circulent les souffles des morts, de leur tombe à la takyiènta. Avant que l'autel ne soit refermé, les enfants de la famille - du bébé porté sur le bras aux aînés déjà mariés - tous posent sur l'autel leur main gauche. De même, les enfants d'une famille posent leur main sur l'épaule de leur père (ou mère) étendu sur la terrasse, avant qu'on le porte au cimetière. Puis, à tour de rôle, chacun d'eux regarde longuement à l'intérieur de l'autel : ils y mettent leurs pensées, qui se mêleront aux souffles.
La vocation d'une takyiènta n'est pas de protéger ses habitants du vent ni de la brûlure du soleil. Elle se veut gardienne des souffles de ses morts et des forces de brousse alliées à la famille. S'ils la désertaient, elle ne tarderait pas à tomber en ruine : maladies, morts prématurées, champs ravagés, épouses stériles. C'est pourquoi l'épaisseur de ses murs maintient en permanence l'obscurité et le silence auxquels aspirent ces présences DOMINIQUE SEWANE.LES BATAMMARIBA.LE PEUPLE VOYANT.
Les maisons-forteresses témoignent donc de la complexité et de la vivacité d'une culture qui a su se préserver et s'exprimer dans une production très codifiée, à la fois vernaculaire et savante. Les Batâmmariba méritent bien le sens qu'ils donnent à leur nom : « les vrais architectes qui construisent en pétrissant la terre ». De son côté le mot tékyêntè (ou Takyiènta )signifie « ce qui garde ».comme le dit l'extrait précedent. La fonction première n'est pas d'abriter ses habitants, mais d'être le gardien du souffle des morts et des forces de la brousse alliées à la famille, c'est-à-dire, d'être l'élément de mise en communication entre les trois mondes, celui des vivants, des morts et des forces divines.(presque la trilogie du Timée ) . La signification de la maison résume et assume les rapports entre l'homme et l'univers, entre la société et le monde surnaturel et immatériel. La maison ancestrale est à la fois une habitation familiale, un temple et un monument.L'idéel et le matériel y sont étroitement imbriqués, depuis son édification matérielle et symbolique, jusqu'à l'organisation des espaces, des modes de vie, des statuts et des rites. Chez les Tamberma, la personne fait partie d'un univers à la fois sociologique, physique et naturel, cosmogonique et cosmologique qu'ils ont ainsi inscrite dans la conception de leur habitat. On ne peut donc pas en traiter en traiter comme simple architecture .s'y intègrent donc l'histoire, les rapports sociaux le cycle de la vie et de la mort,le masculin et le féminin, les mythes et rites. On ne peut non plus négliger la matérialité de la production,les agencements spatiaux et volumétriques,l'ordonnancement, les techniques et règles de construction .Elle n'est pas comme déjà dit séparable de son environnement, du contexte spatial et territorial villageois.
La maison forteresse Tamberma est à elle seule un monde..On pourrait en douter pour qui a des idées premières d'illimité. Forteresse elle est au premier regard contraire fermée, repliée dans ses murs.A. Berque fournit l'explication du paradoxe..il cite la vision du monde japonaise, enclose dans une insularité étroite et qui se conçoit cependant incommensurable, « racine du soleil » à l'opposé de la « petitesse du scientisme chinois(Norinaga) qui prétend mesurer. Comment le relatif pourrait il ainsi s'égaler à l'absolu ?
II nous est facile de sourire de ces insularités, en nous disant que ce sont là des mondes bien relatifs... de notre point de vue! Ce qui n'est que déplacer la question. Car la question, c'est qu'il est dans la nature du monde, quelle qu'en soit l'échelle métrique, de n'être jamais commensurable à quoi que ce soit d'autre : c'est toujours le Monde, parce qu'on est toujours enclos dedans et qu'il est donc toujours singulier. Autrement dit, parce que le relatif y équivaut toujours à l'absolu. Dans la condition mondaine qui est la nôtre, la partie (suivant le cas ce sera mon clocher ou ma patrie, mon ou mes amours, mon job, ma vie ou ma conscience...) égale pareillement le tout; du moins, nous ne l'échangerions pour rien au monde, car elle est incomparable. Incommensurable. En effet, sa valeur morale est immense (immensa : sans limites), bien que nous sachions que sa grandeur physique est limitée. C'est pourquoi justement l'être moral que nous sommes, nanti de ces attributs infinis, ne se comptabilise
Cependant, mundus a aussi, directement, le sens de foyer cosmogénétique dans l'usage que l'urbanisme romain hérita des Étrusques : celui de trou circulaire (comme la ville étrusque et comme le disque terrestre, orbis terrarum, homologie que rappella locution pontificale urbi et orbi, « à la ville [Rome] et à l'univers») creusé dans le sol, recouvert d'une pierre dite lapis manalis (gardant les âmes des morts, Mânes, de remonter sur terre), et conduisant à un ou deux hypogées (sans doute à coupole, comme le ciel). Ce mundus, de connotation féminine, symbolise, dans la ville, à la fois le centre du monde (dans l'espace) et son origine (dans le temps). La ville - ce fut notamment le cas de Rome - se trouve ainsi assurée dans un ordre cosmique, celui-là même dont elle est à la fois la source et la garante. AUGUSTIN BERQUE..ECOUMENE.
Le modèle de l'habitation Tamberma est justtement la forme circulaire. Ce qui traduirait par la forme, l'idée d'un centre d'univers. Elle est composée d'une série de cercles, concentriques en ce qui concerne le rapport entre la chambre circulaire des ancêtres au centre et le grand cercle englobant, ou non concentriques en ce qui concerne le chaînon d'assemblage des autres pièces, elles-mêmes rondes Chez les Tamberma, comme dans de nombreuses traditions, la création du monde débute par un centre, c'est pourquoi elle se développe autour de la chambre appelée aussi « maison » des ancêtres.. L'habitation Tamberma revêt un caractère cosmogonique puisqu'elle représente symboliquement l'univers tout entier : chaque étage correspond à un niveau cosmique, les terrasses supérieures étant identifiées aux deux. Le symbolisme du centre y est très marqué. Toute l'habitation est une reconstruction du monde.Dans la Poétique De L'espace, Bachelard rêve et médite sur le « rond, citant Jaspers : « l'être est rond ».il ne s'agit pas pour lui de géométrie « la sphère du géomètre est la sphère vide ; il ne traite que des surfaces qui limitent » ;Mais de ce que suscite l'image de la rondeur. Et il cite Rilke et les Poèmes Français dans sa « voyance » de l'arbre et de sa rondeur.
Mais le poète reprend le rêve de plus haut. Il sait que ce qui s'isole s'arrondit, prend la figure de l'être qui se concentre sur soi. Dans les Poèmes français de Rilke, tel vit et s'impose le noyer. Là encore autour de l'arbre seul, milieu d'un monde, la coupole du ciel va s'arrondir suivant la règle de la poésie cosmique. Page 169, on lit :
Arbre, toujours au milieu
De tout ce qui l'entoure
Arbre qui savoure
La voûte entière des cieux.
Bien entendu, le poète n'a sous les yeux qu'un arbre de la plaine ; il ne songe pas à un ygdrasil légendaire qui serait à lui seul tout le cosmos en unissant la terre et le ciel. Mais l'imagination de l'être rond suit sa loi : puisque le noyer est, comme dit le poète, « fièrement arrondi », il peut savourer « la voûte entière des cieux ». Le monde est rond autour de l'être rond.
Et de vers en vers, le poème grandit, augmente son être. L'arbre est vivant, pensant, tendu vers Dieu
Dieu lui va apparaître
Or, pour qu'il soit sûr
II développe en rond son être
Et lui tend des bras mûrs.
Arbre qui peut-être
Pense au-dedans
Arbre qui se domine
Se donnant lentement
La forme qui élimine
Les hasards du vent !