Malgré la création à la Une de la Nouvelle République de la formule, inusitée jusqu’alors, de « bande dessinée » (le 12 novembre 1949), la vieille appellation de « littérature illustrée » va perdurer. Notamment dans la presse quotidienne régionale où une armée (en fait, ils ne seront pas si nombreux que cela) d’excellents dessinateurs souvent d’origine italienne ou espagnole vont produire des kilomètres de BD quotidiennes inspirées ou adaptées le plus souvent de romans historiques, ou populaires, ou des grands classiques justement de la… littérature. Lesquels feuilletons dessinés, à la lumière crue de notre impitoyable XXIe siècle, auraient plutôt tendance à sentir le délicat et démodé parfum de l’eau de rose.
Grand maître des feuilletons dessinés, Marcello va fournir amplement la NRCO.
Bien sur, Case Départ en reparlera
Ces bandes horizontales (mais il y en eut aussi de verticales, dans la NRCO y compris) vont être dans les années 1960-1970 quasi-exclusivement distribuées par Opera Mundi ou par Mondial Presse.
Si l’intérêt de cette mode est, disons, relatif dans l’histoire immense et richissime du 9e art, c’est surtout les signatures des auteurs de ces histoires qui devraient – aujourd’hui – retenir l’attention. Car les noms de ces tâcherons inspirés se sont perdus au fil des pages jaunies de quotidiens qui n’ont pas vocation à être archivées : n’ayant jamais produit d’albums, ils sont devenus des anonymes qui ne figurent que de manière anecdotique dans quelques sites pointus sur internet.
Autre exemple : José Larraz, avant de tourner des films érotiques, va donner dans des adaptations dessinées. Ici, la Guerre du Feu.
Dans la NR (et c’est vrai pour nombre de titres de la PQR, comme en témoigne l’encyclopédie d’Alain Beyrand), on trouvera ainsi des artistes comme Le Goff, Josse, Billion, Larraz, Laffond, Marcello (exception qui confirme la règle car au-delà de sa production pour les quotidiens, il deviendra une vraie grande star de la BD avec entre autres dizaines de titres son fameux Docteur Justice)… et Marc Cardus*.
Même si au niveau chronologique, cet auteur démarre dans la NR un peu plus tard que d’autres, c’est par ce Catalan que Case Départ va commencer à rendre hommage à ces feuilletonistes de talent.
Encore une pleine page de Jose Larraz en 1961 avec Croc-Blanc.
- Quatre histoires (de 1959 à 1971)
- Les deux Diane (270 bandes)
- Inspecteur Dulong (136 bandes)
- Le marquis de Villemer (126 bandes)
- Quentin Duward (366 bandes).
Des Marc (ou Marco, ou Marcos) Cardus, il y en a autant à Barcelone ou Lloret-del-mar que de Dupont-Durand en France. Le dessinateur de BD qui s’est exilé en France au moment de la guerre civile (ou un peu plus tard) porte le même patronyme qu’un autre artiste espagnol qui a suivi le même chemin et qui a fini par s’implanter dans un petit village du Gard où il a été totalement adopté. Lui était peintre et certaines de ses œuvres seraient au musée de l’art catalan de Barcelone. Pour ne rien dire d’un jeune pilote de moto dont les exploits encombrent le web dès qu’on tape ce nom…
Portait d’Emile Gaboriau, écrivain né à Saujon et mort à Paris. Son Inspecteur Lecoq deviendra un mythe.
Notre Cardus va donc faire partie de cette cohorte d’artistes de l’ombre dont la production va inonder les colonnes de la presse française. Même s’il va beaucoup illustrer de grands classiques (Alexandre Dumas, George Sand, Paul Féval, Mark Twain, les sœurs Brontë) le grand œuvre du Catalan sera la traduction en BD d’un roman-fleuve du père du roman policier en France, Emile Gaboriau, dont il va donner, notamment pour le Parisien Libéré, une version titanesque (en longueur) : L’inspecteur Lecoq va y enquêter pendant 800 bandes réparties en quatre épisodes.
Avec L’Affaire LeRouge et Le crime d’Orcival, Emile Gaboriau, un Charentais-maritime (1832-1873), influencé par Edgar Allan Poe aurait inspiré le célébrissime Conan Doyle et son Sherlock Holmes et la très digne Agatha Christie. Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Le très sympa festival du livre policier de Cognac lui a rendu un hommage mérité, il n’y a pas si longtemps, avec un long chapitre consacré au rôle de la presse dans la réussite (très brève car il est mort très jeune) de l’écrivain et par conséquent de son adaptation en feuilleton dessiné.
Parmi les (très) rares notices concernant Cardus, celle-ci, retrouvée dans la version inachevée de l’encyclopédie de Pierre Couperie (éditée chez Serg en 1977) : « Son graphisme noir convient parfaitement au style des quotidiens ». Graphisme noir, en effet, dans les quatre histoires que Marc Cardus va fournir par le biais de Mondial Presse à la Nouvelle République du Centre-Ouest de 1959 à 1971, c’est-à-dire un peu plus de dix ans au total mais avec une longue interruption entre 1964 et 1970.
Succédant à Larraz, les adaptations de grands classiques de la littérature vont fleurir. Comme ces Deux Diane qui n’ont pas laissé une trace impérissable.
Les deux Diane (1959-1961) est un récit historique d’Alexandre Dumas (même s’il y a aujourd’hui quelques petits doutes sur ce sujet) qui met en scène un jeune homme, Gabriel, aux prises avec Diane de Castro et Diane de Poitiers, l’une qu’il aime et l’autre qui pourrait être sa mère. Le tout se situe sous le règne d’Henri II et se joue beaucoup dans la région de couverture de la NRCO (Touraine et Blésois notamment et la fameuse car historique réplique : « Mais il est encore plus grand mort que vivant ». Vous avez deux minutes, à votre guise, pour trouver de quel défunt assassiné il s’agit !).
Le beau héros face-à-face avec le duc de Guise. Lequel est le plus grand, vivant ?
Petite précision que seul un hyper-spécialiste comme Alain Beyrand pouvait apporter : Cardus n’a pas été le seul dessinateur de cette série historico-romanesque. Un autre dessinateur, l’Italien Fernando Fusco, a pris le relais pour les 150 dernières bandes (tout de même) sans que les lecteurs de la NRCO ne semblent s’en apercevoir. Histoire de rester dans l’actu, les fans de Fusco se souviennent peut-être qu’il est l’auteur de l’adaptation dessinée (pour Paris-Jour) de L’homme qui rit de Victor Hugo qui vient de sortir sur les grands écrans avec dans le rôle-titre un dénommé Depardieu…
L’une des bandes illustrées par Fusco. Le trait de l’Italien (il est né à Vintimille) n’est quand même pas un copié-collé du Catalan.
Le marquis de Villemer (avril 1963-20 août 1963) est tiré d’un livre d’Aurore Dupin, dite George Sand, la dame de Nohant qu’elle transforma sous la forme d’une comédie jouée à Paris avec la complicité d’Alexandre Dumas-fils (décidément, on reste en famille). Histoire d’amour, de jalousie entre deux fils de noble ascendance, tous deux accros de la belle Mademoiselle de Saint-Geneix.
Les trois premières cases du Marquis de Villemer. D’autres œuvres ont davantage fait la réputation de la dame de Nohant que cette histoire d’amour.
Le beau marquis à la chandelle.
Rhâââ, lovely. En noir et blanc avec le texte sous l’image…
Evidemment, un happy end.
L’inspecteur Dulong (mai 1964-28 août 1964) est une création personnelle de Marc Cardus. Une création policière réaliste moderne dont la qualité graphique est indéniable (avec un faux petit air de Juliette Jones ou de Clairette que les fans d’Uderzo ont redécouvert grâce à Sangam) et dont la diffusion fut exclusivement l’oeuvre de la presse de province, au premier rang de laquelle… la Nouvelle République, évidemment.
Bande annonce avec un texte très rock n’roll de la NR pour présenter l’inspecteur Dulong. Avait-on peur de choquer dans les chaumières. Il n’y avait pourtant pas de quoi…
Ambiance parisienne très bien rendue pour lancer le feuilleton.
Série très courte de deux épisodes de 60 et 76 bandes – de trois cases mettant en scène un jeune et bel inspecteur de la PJ (« aux méthodes peu orthodoxes » préviendra la NR dans la bande annonce pour ses lecteurs) aux prises avec une bande d’espions-malfrats (qui ne peuvent être que d’un seul côté du Mur) et… avec l’amour. Visage carré et houpette assez rigolote sur le crâne, l’inspecteur Dulong sera, après Tours, publié à Brest (Le Télégramme), Toulon (Var-Matin) et Angoulême (La Charente Libre).
Les méchants complotent même dans les cuisines.
La belle Lola ne manie pas très bien le pistolet.
Bien vu le fume-cigare (référence à Milton Caniff et toutes les femmes fatales de la BD ?). On distingue parfaitement le graphisme très reconnaissable de la signature de Cardus.
Là aussi, malgré la notion de roman noir, c’est un happy end.
Quentin Durward (1er juillet 1970-13 septembre 1971). C’est le morceau de choix de Marc Cardus pour la NRCO, même si le dessinateur l’a créé en 1963. L’adaptation dessinée qu’il donne (toujours distribué par Mondial Presse) de cette histoire médiévale de Walter Scott (écrite en 1823 par ce chantre de l’Ecosse qui connut la gloire avec son Ivanhoë, réhabilita le kilt et inspira les auteurs de romans historiques de cette période, de Stendhal à Hugo en passant par Balzac) est d’un grand classicisme, la richesse du texte imposant qu’il se trouve sous l’image.
Le voilà, le jeune Ecossais aux prises d’emblée avec des Maures.
Cette longue épopée, qui n’a jamais connu de traduction en album, se situe au cœur de la guerre qui oppose le roi de France Louis XI et le Bourguignon Charles le Téméraire au XVe siècle : elle est vécue par un jeune archer, un garde écossais, qui, fuyant sa terre natale, va mettre son ardeur au service du Roi avant de trouver – évidemment – l’âme sœur, la belle Isabelle, comtesse bourguignonne de Croye.
Face-à-face, Quentin Durward et le roi de France avec son célèbre chapeau pointu (et le nez qui va avec).
Et voilà la traduction télévisée avec une courbette à la clé.
L’essentiel de l’action (basée sur des faits réels mais alors, à nos yeux de lecteurs d’aujourd’hui, le contexte historique est si complexe qu’on nage pas mal…) se situe à Liège, à Péronne mais surtout en Touraine, car comme vous le savez bien entendu (Bon dieu, mais c’est bien sur), Louis XI avait son château à Plessis-lez-Tours, dans la banlieue de ce qui n’était pas encore la préfecture d’Indre-et-Loire.
Et c’est là où le choix de cette BD ne paraît pas totalement lié au hasard.
La série commence à paraître à l’été 1970 et à partir de l’automne, une grande partie de l’aventure du beau garde écossais publiée dans la NRCO se situe entre Amboise et Tours. Impact régional assuré, par conséquent. Depuis la « traduction » très tourangellisée de Tom Pouce et Monsieur Bommel, il y a manifestement, dans la sélection des BD, la volonté de donner aux lecteurs des repères familiers.
Encore un zoom signé Cardus sur le visage de Louis XI dont l’histoire a globalement décrété que c’était un affreux bonhomme, retors, ambitieux et cruel…
Mieux : dès le début de l’année 1971, la télé prend le relais. Gilles Grangier a en effet réalisé un feuilleton en sept épisodes de 52 minutes (format classique) diffusé d’abord sur TF1 et qui s’appelle : Quentin Durward. Coïncidence, ma chère, vous avez dit coïncidence. Même si l’acteur principal est un illustre inconnu sauf en Allemagne (Amadeus August fut également chanteur et joua des petits rôles dans L’inspecteur Derrick), on trouve dans la production quelques solides références populaires : Noël Roquevert, Michel Vitold (en Louis XI) ou Jacques Monod (le cardinal de La Balue), etc.
Avec son médecin conseilleur (bien jeune sur cette 3e case) appelé Olivier le Daim.
Du 28 janvier au 11 mars, alors que tous les jours le feuilleton trace sa route dans le quotidien papier, les télespectateurs peuvent suivre la même histoire franco-écossaise tournée au cœur de la Touraine : à Rigny-Ussé, au château du Rivau, à Azay-le-Rideau, à Bréhémont (sur les bords de la Loire), au château de Montpoupon, etc…
« C’est le cœur qui fait l’Ecossais, le cœur et non la jupe », dit ce sous-titre sur le (beau, mais oui !) visage de Amadeus l’Allemand.
Pour ceux qui l’auraient raté, ils pourront la retrouver sur France 2 l’année suivante puis lors de diffusions au fil des temps, la dernière datée de 1980. Ce fera longtemps à ce moment-là que Quentin Duward aura épousé dans les cases dessinées par Marc Cardus, sa gente compagne comtesse de Croye et que le nom de cet excellent dessinateur catalan aura commencé à disparaître dans l’ombre. « Il serait retrourné en Espagne » annonce sobrement Alain Beyrand dans son encyclopédie. Qu’est-il devenu ?
En tout cas, alors qu’on n’en trouve nulle trace aujourd’hui dans l’histoire de la BD (mis à part une notule chez Lambiek et le vieux n°45 de Hop), Case départ est heureux de pouvoir, le temps d’une chronique, saluer ce prolifique écrivain en images…