C’est le puits sans fond de la littérature espagnole. Une source inépuisable de déchirements politiques, militaires et intimes. L’exorcisme sans fin. Difficile de faire le compte des romans puissants qui, depuis vingt ans, ont choisi pour cadre ou pour prétexte les trois années de guerre civile qui ont ravagé la péninsule ibérique à la fin des années trente.
Avec Beatus ille (Actes Sud, 1989), son premier roman, Antonio Muñoz Molina avait déjà abordé, sur un mode plus allégorique, les fantômes de la guerre d’Espagne. L’auteur de Pleine lune (1998) et de Séfarade (2003), que plusieurs tiennent pour son chef-d’oeuvre, a conçu cette fois une magistrale fresque historique aux couleurs sombres de l’exil et des déchirures de l’amour.
Dans la grande nuit des temps expose en 760 pages le destin d’Ignacio Abel, unarchitecte en vogue dans la jeune Espagne républicaine, fils d’un maçon et d’une concierge formé en Allemagne aux idées du Bauhaus et de Mies van der Rohe.
Marié et père de deux jeunes enfants, son existence a pris quelques mois auparavant une tangente imprévue : une rencontre amoureuse tourmentée avec une Américaine juive d’origine russe en visite à Madrid. Le héros d’Antonio Muñoz Molina saisira la première occasion de tourner le dos à sa vie incomplète, à une Espagne au bord du chaos et à la pestilence grandissante de l’Europe. « Tant de furie en Espagne, tant de rudesse, de crimes passionnels et sanguinaires, de soulèvements anarchistes noyés dans le sang, de brutales proclamations militaires ; tant de saints, de martyrs, de fanatiques… »
Au cours de son long voyage vers un campus américain sur les rives de l’Hudson où l’attend un poste de professeur, Ignacio Abel se remémore son passé lointain ou récent. Dans son esprit, sur les pages du roman, explose une orgie de souvenirs, de sensations, de doutes et de désirs. Mais c’est un seul espoir qui domine tout le reste : celui de retrouver Judith aux États-Unis.
Autopsie fine d’une passion amoureuse et physique, filature rapprochée d’un créateur ballotté à travers les courbes brumeuses du souvenir, Dans la grande nuit des temps est aussi une exploration poussée jusqu’à l’extrême des symptômes et des tiraillements liés à l’exil. Un exil qui pourrait aussi être lui-même perçu, si on y pense, comme une métaphore de la passion amoureuse.
Accompagné du fracas de l’Histoire, penché comme un myope sur les moindres convulsions intérieures de ses personnages, Antonio Muñoz Molina nous livre au moyen d’une narration méticuleuse une oeuvre puissante et tentaculaire. Un voyage dans l’infiniment petit de la conscience humaine.