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Chronique des Alpilles, par Kleio…

Publié le 10 janvier 2013 par Chatquilouche @chatquilouche
Van Gogh, Oliviers devant les Arpilles

Van Gogh, Oliviers devant les Alpilles

 J’ai la nostalgie de ces journées d’hiver où le Mistral soufflait à fendre le calcaire blanc des Alpilles*.  Ces jours-là, sous le ciel bleu, mon grand-père me permettait de l’accompagner pour l’émondage des oliviers.  Le dernier quartier de mandarine avalé, nous partions pour le verger.

Pour me faire plaisir, nous passions par les Tours de Castillon, près de la dernière coustière de la côte basse des Alpilles.  À l’époque, on y observait parfois une famille de renards qui s’ébattait au soleil de midi.  Puis, avant d’atteindre le verger, nous remontions le long de l’Arcoule, source sacrée depuis la nuit des temps — un de mes arrière-grands y avait déterré d’un coup de soc un lion de pierre à figure humaine, géant gardien de ces lieux.

Le verger de mon grand-père, le dernier qu’il possédait et entretenait « par plaisir », se composait de trois cents arbres, gris et bleu, bien alignés.  La parcelle était blottie dans un écrin de roches rouge toscan.   Lovée contre un coin de la montagne, s’étendait une garrigue où se mêlaient buissons d’argelas aux épines acérées, bouquets de cistes duveteux et des buis aux feuilles rondes et luisantes.  Quelques chênes kermès dépassaient de leur silhouette trapue.  Sous leurs ramures, des lapins avaient établi leur quartier général.

Chaque pied d’olivier se compose, en fait, de quatre arbustes disposés en couronne autour de la souche d’un arbre plusieurs fois centenaire, victime du « Gel de 1956 ».  Ces arbres sont en fait les rejetons de ces ancêtres, puisqu’un olivier ne meurt jamais.  On ne les laisse ni pousser trop haut (une hauteur de chevalet) ni s’épaissir.  Pour des commodités de cueillette, on doit pouvoir ramasser de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur ; c’est pourquoi nos oliviers ressemblent à des bouquets.  Leur tronc est enduit jusqu’à mi-hauteur d’un mélange de goudron et de grésil qui les affuble de grands bas noirs et les protège des dents gourmandes des rongeurs.

Nous garions la voiture auprès du cabanon, et mon grand-père me confiait le « picoulon ».  Le « picoulon », c’est le pic des nains de la mine de diamant…  Un outil de rêve pour un enfant, car il est parfaitement adapté à sa taille.

J’avais le plus petit et le plus léger, celui qui portait sur son manche les initiales gravées de « mon grand ».  « Un outil, c’est personnel, ça ne se prête pas », avait-il coutume de dire.  Me le confier était sa façon de m’exprimer son amour et sa confiance.

Pendant qu’il taillait les arbres et retirait les gourmands, je commençais ma quête.  Ma mission était simple, mais délicieuse.  Je devais cueillir les poireaux sauvages.  Mais dans ce coin de terre, il y a tellement de cailloux qu’il serait illusoire de croire qu’on peut arracher « une herbe » simplement en tirant sur la tige.  Si on veut que la racine, ce qui dans le cas du poireau est l’essentiel, vienne, il faut la déterrer, mais sans la casser, puis terminer le travail à la main.

Nous ne parlions pas.  Quand il y a du vent, on se tait pour ne pas attraper froid.  Nous portions attention à la musique de notre labeur : coups de pioche sur les cailloux et la terre sèche et glacée, va-et-vient régulier de la scie sur les rameaux.

J’abandonnais la plante à peine déterrée sur place et méthodiquement me lançais dans l’extraction de la suivante.

Puis le soleil déclinait.  L’air devenait plus piquant.  Les branches de rame formaient un bûcher au milieu du verger.  Alors, mon grand-père sonnait le rappel.  Il nous fallait parcourir le champ de bataille et ramasser les poireaux abandonnés près de leur taupinière.

Nous rentrions en hâte.  Nous allions revenir demain ou un autre jour, pour terminer le travail et brûler la rame, quand le vent ne soufflerait plus.

Nous sentions l’écorce fraîche et l’âcre odeur de la transpiration des jours de froid.  Mes mains empestaient l’oignon sauvage.  Les joues nous brûlaient et nos lèvres étaient gercées.

Chronique des Alpilles, par Kleio…
À la maison, les herbes une fois comptées, je recevais des éloges si on en avait plus de cent.  Puis on les nouait en bottes équitables, une pour chaque convive, et on les mettait à bouillir.

Mon grand-père racontait à ma grand-mère, de santé délicate, les senteurs de la colline, la lumière de cette après-midi…  Comment il faisait bon à l’abri et comment la bise glaciale nous brûlait le visage au milieu des oliviers.

Le soir même, nous dégustions notre récolte, « garnie », c’est-à-dire agrémentée d’un filet d’huile d’olive et de quelques gouttes de vinaigre.  C’est ainsi qu’en Provence on aime les légumes…

*Alpilles : massif montagneux situé au nord-ouest du département français des Bouches-du-Rhône.

Notice biographique

Chronique des Alpilles, par Kleio…
Kleio est une historienne, une poétesse, une écrivaine, une âme cigalière.   Elle parcourt les sentiers de l’Histoire et des Alpilles d’une plume alerte et passionnée.   Gourmande, elle aime à rassembler les recettes et savoir-faire de ses marraines les fées dans des recueils. Elle a participé à des ouvrages collectifs : Histoire d’Arles, Histoire des Alpilles. Elle a publié des essais historiques : Journal d’un Marseillais ; des éditions critiques : Louée soit la Provence de Quiqueran de Beaujeu ; et un roman : Le dernier hiver de Barberousse. Elle a fondé une maison d’édition numérique : La Main Qui Passe.

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