Il y a des livres qui vous font découvrir le monde, d’autres par une sorte d’enchantement vont plus loin, ils vous instruisent sur vous-même. Ils pénètrent l’âme jusque dans ses méandres, interpellent comme par un dialogue complice. Ils révèlent quelque chose qui n’a rien d’extraordinaire au fond, mais qui se cache depuis longtemps, une réponse à un questionnement dont les solutions sont là, sans jamais se faire vérité manifeste. Et tout à coup, en quelques mots, le sens apparait, ça y est, l’auteur a donné la clé d’une énigme irrésolue au lecteur, il a pénétré l’esprit, l’a repu, l’a renseigné. Et c’est alors une grande découverte.
J’avoue être le candidat idéal pour cette lecture, après douze années d’enseignement jésuitique, ouvert sur le monde et tolérant avec la science, mais qui abolissait toute forme d’éveil sensuel, jusque dans les cours de biologie, où toute reproduction reposant sur une pénétration était soigneusement éludée. On sort grandis de ce genre de milieu, mais pas indemnes…
Car la clé de voûte de ce roman est la dualité entre la spiritualité catholique et les premiers désirs sexuels de quatre jeunes hommes, Bobby, le Saint, Luca, et le narrateur. Quatre jeunes gens comme il faut, éduqués dans des familles aisées, strictes, dans la plus pure tradition chrétienne, dogmatique, prétendument seule vraie, seul salut, unique vérité…
Mais voilà que cette éducation est ébranlée par la confrontation avec une bande de jeunes aux habitudes opposées. Les deux groupes ne sont pourtant pas très différents. Ils sont mus par le même désir de s’ouvrir, de découvrir l’autre, le pendant féminin, de se découvrir à travers elles. Il y a surtout Andrea, que tout le monde appelle Andre…
Andre est a priori l’incarnation du mal absolu. Une adolescente délurée, à la sexualité sans limite, provocante, luxurieuse… Une ado bouleversée, qui a tenté un suicide, et semble se réfugier dans des comportements… extrêmes, déviants diront certains. Elle bouleverse les quatre jeunes hommes, autant qu’elle les fascine. Ils en sont amoureux, affirme la quatrième de couverture. Rien n’est moins certain. Le Saint la fuit, Bobby suit une quête effrénée de spiritualité, quant aux deux autres… Un tel conflit moral ne peut-il se résoudre autrement que par le drame ?
Roman intimiste profond et sensible, « Emmaüs » ne laissera pas indifférent. Curieuse antithèse que l’auteur développe dans le détail, entre ferveur bien ancrée et sensualité débordante, dans un style classieux, un peu maniéré cela dit, avec quelques fioritures… Les pensées de ces quatre amis sont complexes, profondes, voire alambiquées. Ils sont sensibles, torturés à l’extrême… Voyage dans l’âme de jeunes gens en perdition, dont les croyances se heurtent à la réalité. L’auteur impose son style, il le fait de façon châtiée mais n’hésite pas à utiliser des mots crus tels qu’il en vient à la bouche de jeunes, si guindés qu’ils soient, et on parlera de baise, sans détours. Si ces apartés triviaux m’ont parfois dérangé dans certains romans, ils m’ont ici donné une impression de sincérité. Par éclaircies revient l’inspiration chrétienne, avec le soutien de la Bible, qui éclaire ce roman contrasté, dense, singulier… Curieux, cet entrelacs de citations bibliques, de recherche spirituelle, et de frasques…
Mon roman préféré de l’année, mais nous ne sommes que le 10 janvier…
Emmaüs d’Alessandro Baricco. Éditions Gallimard
Date de parution : 02/11/2012