La frégate au moment où elle entre dans le port sous un ciel voilé.
Depuis plusieurs semaines, la saison estivale de Mar del Plata est gâchée par le mauvais temps.
Photo Lagos pour Télam
C'est ce qui est arrivé hier en Argentine avec le retour à Mar del Plata de la frégate Libertad, baptisée du mot le plus emblématique de l'hymne national et élevée, en mai 2001, à la dignité de navire ambassadeur. Elle a regagné au moteur le pays, pour aller plus vite, après sept mois d'absence dont deux de séquestre. Elle est donc revenue les voiles repliées. Le spectacle aurait été encore plus glorieux si elle avait déployé sa splendide voilure blanche...
¡Oíd, mortales!, el grito sagrado: ¡libertad!, ¡libertad!, ¡libertad! Oíd el ruido de rotas cadenas ved en trono a la noble igualdad.
Oyez, mortels, le cri sacré : Liberté ! Liberté ! Liberté ! Oyez le bruit des chaînes brisées Voyez monter sur le trône la noble égalité... (1) (Traduction Denise Anne Clavilier)
La Libertad vuelve al Puerto... Mes lecteurs auront reconnu le clin d'œil à un désormais célèbre cycle de soirées tangueras qui se tient, à Buenos Aires, au Bar el Faro, tous les week-ends de l'année scolaire : El Tango vuelve al Barrio...
La Libertad au moment où elle est remorquée dans le port et saluée par une unité aéronavale
Il y a quatre mois à peu près, la saisie de cette frégate lors d'une escale au Ghana avait mis en lumière un certain nombre de dysfonctionnements graves dans la chaîne de commandement des forces navales, conduisant deux des plus hauts responsables à la démission. Une fois ces incidents dépassés, l'aventure du bâtiment avait galvanisé les secteurs politiques au pouvoir et les sympathisants autour des négociations tentées par les diplomates puis les plaidoiries des avocats à Hambourg. C'est donc à grand renfort de discours, d'embrassades, de roulements de tambours, de sauts en parachute bannière nationale attachée à la combinaison du parachutiste, de survols aériens en rase-mâts, de feux de Bengale, de jets d'eau et de feux d'artifice que la Libertad est rentrée à la maison, dans la plus importante ville côtière du pays, puisqu'elle est la station balnéaire la plus emblématique de l'été argentin et qu'elle abrite aussi une rade militaire, le premier port de pêche en tonnage et un élégant port de plaisance d'où partent de nombreuses régates et autres manifestations sportives de cette façade océanique dont l'Argentine est si fière...Bien entendu, aucun ténor de l'opposition n'a été invité à la cérémonie ni ne s'y est invité. L'Argentine n'a encore jamais mise en œuvre la convivialité plurielle démocratique (2) et les grandes occasions sont immanquablement accaparées par le pouvoir en place qui s'en sert pour faire valoir son action (3) et bien entendu, l'opposition, qui se serait comportée exactement de la même manière si elle avait été aux affaires, n'a pas de mots assez durs ce matin pour stigmatiser la "petite fête à la noix" de la Présidente et la confiscation des réjouissances par la "propagande officielle". Mais si propagande officielle il y a, elle n'existe que parce qu'eux, les opposants, la laissent prospérer en acceptant ce boycott convenu des occasions patriotiques. Qu'ils prennent l'initiative d'y participer en s'y imposant, nom d'une pipe, et qu'ils arrêtent une bonne fois de se plaindre... Rien n'était plus facile pour les ténors (4) des groupes parlementaires de l'opposition, au Sénat et à la Chambre des Députes, que de faire une démarche publique et tonitruante auprès de la Présidence de la Nation en lui annonçant leur présence à Mar del Plata pour les cérémonies du 9 janvier à 20 h 30. Cristina de Kirchner aurait eu bonne mine de s'offusquer de leur démarche patriotique. Alors qu'en étant restés les bras croisés, les opposants trouvent encore le moyen de jouer ici, de très mauvaise foi, le rôle des victimes d'une prétendue despote. Ils sont indécrottables !
Pour aller plus loin : vous trouverez les informations neutres et factuelles sur le site Internet de la Marine argentine (ARA, Armada de la República Argentina). Tenez compte du décalage horaire pour la mise à jour. La Marine Argentine a aussi monté un mini-site entièrement consacré à la frégate Libertad. Vous trouverez le point de vue du gouvernement sur Télam et Página/12 Vous trouverez le point de vue de l'opposition sur La Nación et La Prensa, qui prennent toutefois le temps de se réjouir, sans arrière-pensée, du retour de la Libertad, tout en décochant quelques flèches bien senties vers la Casa Rosada, et vous trouverez le comble de la mauvaise foi dans les colonnes de Clarín, ce qui ne vous étonnera pas puisque vous savez que Clarín et le Gouvernement sont à couteaux tirés sur la situation hégémonique médiatique du groupe Clarín, position que le gouvernement cherche précisément à déconstruire. Les liens vers les journaux et l'agence de presse se trouvent dans la rubrique Actus dans la Colonne de droite (partie basse).
(1) Le texte de l'hymne date de 1812 ou 1811, il est de Vicente López y Planes (celui-là même qui a donné son nom au minuscule petit musée de la Sadaic, la société des auteurs et compositeurs argentins). Ces paroles ont été remaniées en 1813 puisque dans sa version originale, le texte fait allusion à la victoire de San Martín à San Lorenzo, qui a eu lieu le 3 février 1813. Ce texte montre ici et là des points communs (donc sans doute une connaissance, directe ou indirecte) avec les chants révolutionnaires français, dont la Marche Consulaire et la Marche de l'Armée du Rhin, notre future Marseillaise. La musique est de Blas Perera, qui était espagnol et il faut le souligner, car, contrairement à ce que répète depuis les années 1880 l'histoire officielle enseignée à l'école, il y eut bel et bien des Espagnols parmi les révolutionnaires de 1810. Cette partition date de 1813. L'histoire, ou peut-être la légende, veut que ce qu'on n'appelait encore que la "chanson patriotique" ait été créée chez Mariquita Sánchez de Thompson, une des quatorze dames de la Société Patriotique Féminine fondée à l'initiative de Remedios de Escalada, alors fiancée au lieutenant-colonel José de San Martín (voir mon article du 27 avril 2012 sur une exposition sur l'histoire de la musique argentine). La légende veut aussi (et elle est fort vraisemblable) que les deux époux assistaient à cette réception historique chez les Thompson (j'aurais bien aimé être une petite souris dans cette belle demeure pour voir la tête qu'a faite San Martín en entendant sa propre victoire citée dans le texte. L'homme s'est toujours singularisé parmi ses contemporains par sa discrétion sur ses propres mérites)... Depuis 1813, le texte a été largement remanié puis il a été abrégé à la croisée des 19e et 20e siècles pour donner l'hymne officiel tel qu'il existe aujourd'hui. Une transformation à peu près similaire a réduit la Marseillaise des manifestations officielles à deux couplets (et encore pas toujours), elle qui en compte toute une ribambelle... Je traduis Oíd par Oyez car ce verbe (oír), sous cette forme d'impératif de seconde personne du pluriel, sonne très archaïque aux oreilles des Argentins dont la langue a beaucoup changé en deux cents ans. Elle s'est largement deshispanisée et métissée et la seconde personne du pluriel a disparu des tableaux de conjugaison (alors qu'elle s'est maintenue en Espagne). Au pluriel, l'Argentine ne connaît plus que deux personnes, la première (nous / nosotros) et la troisième (ustedes, qui sert aussi pour s'adresser à un groupe de personnes que l'on tutoie). Aujourd'hui, à la place de Oíd, on dirait Escuchen. (2) Un jour, non pas délibérément (je n'aurais pas pris le risque) mais au hasard des arrivées et des départs dans ce café où j'avais convié tous mes amis la veille de mon départ, j'ai réuni autour de ma table un social-démocrate et un péroniste, tous deux en charge de responsabilités effectives. Sachant très bien qu'ils n'étaient pas du même bord et qu'ils appartenaient à des partis dont les membres passent leur temps à se lancer des noms d'oiseaux, j'ai tout de suite mis cartes sur table et je leur ai dit que je me réjouissais de leur rencontre fortuite parce que c'était ça aussi, la démocratie. Et le péroniste a dit alors quelque chose qui m'a beaucoup frappée : qu'on voyait bien dans mes paroles que j'étais française, que ce type de dialogue restait une perspective étrangère à la mentalité des Argentins, que nous, en France, nous avions de la chance, car nous avions des écoles où l'on apprenait à faire des lois et à administrer la chose publique, que nous avions pour nous guider dans la gestion de l'Etat une longue tradition de pratiques démocratiques (et il avait raison !), qu'eux, en Argentine, n'avaient pas tout cet outillage intellectuel, procédural, pédagogique, et qu'ils appliquaient le système D, qu'ils inventaient au fur et à mesure, qu'ils tâtonnaient, que leurs lois étaient bigrement mal faites et leurs institutions très peu efficaces, alors apprendre en plus à dialoguer entre responsables ou militants de bords différents, c'était trop leur demander. Et ils étaient d'accord tous les deux là-dessus et ils ont parlé ensemble, avec courtoisie et en faisant, par amitié pour moi, beaucoup d'efforts de tolérance réciproque... (3) C'est aussi le cas chez nous ! Et c'est légitime. Après tout, le retour de cette frégate emblématique et cruciale pour la défense du pays à long terme, c'est bien un succès diplomatique et politique de ce Gouvernement qui a fait ce qu'il fallait pour l'obtenir, et c'était son devoir. Que l'on sache, ce n'est pas l'opposition qui a fait revenir ce bâtiment. Elle n'a soutenu le gouvernement que du bout des lèvres alors qu'elle aurait dû pour tout le temps qu'allait durer la crise décréter l'union sacrée avec lui si elle avait, comme elle le prétend, le sens des responsabilités et celui de la démocratie. (4) Et croyez-moi, les types et les bonnes femmes en question sont de sacrées grandes gueules, il n'y a pas d'autres termes pour les qualifier. Pour parler fort et faire des effets de manche, ils n'ont pas besoin de venir prendre des leçons à Sciences-Po ou à l'ENA...