Le débat public use les mots. Comme un sportif de compétition a besoin d’un sang bien oxygéné, les bretteurs d’aujourd’hui ont le sabre sémantique. Il leur faut des mots frais et bien acérés pour marquer les mémoires. Parmi les mots qui marchent aujourd’hui, ceux puisés dans le vocabulaire des technologies numériques sont supposés rapporter gros à leurs utilisateurs. Le flou l’emporte en de nombreuses circonstances sur le sens. La société du spectacle a besoin du spectacle des mots. Logiciel fait partie de ceux qui se portent bien à la faveur des polémiques et des escarmouches entre différents camps.
Une constatation s’impose. Quand logiciel est employé dans le cadre de prises de positions publiques, c’est généralement pour parler des autres. On parle peu de son propre logiciel. Celui des adversaires, rivaux, ennemis, anciens partenaires, amis désunis, camarades éloignés attire les remarques acerbes. Il y a de l’ironie et de la moquerie dans la mention du logiciel des autres. Dans de très nombreuses situations, c’est un appel au changement de logiciel. Façon de dire, t’es complètement obsolète, change de disque.
Voilà que Jean-Louis Borloo (7 janvier 2013) tout à sa satisfaction de signifier qu’il a jeté aux orties ses anciennes préférences interpelle le président de la République sur le mode de la supplique qui frise l’ivresse des exaltés. Dans un entretien donné au figaro.fr., il implore François Hollande : « De grâce, changez de stratégie, d'état d'esprit, de logiciel. Changez d'équipe, s'il le faut ». Il faut donc tout changer, d’où sa tirade pendant la période des soldes. Quel est donc ce logiciel à changer ? Borloo livre quelques clés dans le même entretien, ce qui lui permet de parler de lui de manière positive. « Peu importent les ratés, les lois plantées ou censurées, les mensonges sur le traité européen. Je ne suis pas adepte des plaisirs de l'opposition pour l'opposition ». C’est logiciel contre logiciel. En toute discrétion, Borloo avait changé le sien au moment où Matignon lui échappait. Il avait alors opté pour un logiciel de grande capacité qui permet d’avaler les couleuvres. Le précédent était trop souvent bourré. Le logiciel dont il veut que François Hollande se débarrasse est donc synonyme de référence, d’état d’esprit, voire de culture. On comprend alors qu’un simple mot permet de beaucoup embrasser.
Est-ce le cas d’autres utilisations de ce mot créé en 1972 pour faire face à software ? A quelques nuances près, l’usage fait de logiciel le mot fétiche qui permet de stigmatiser son adversaire, jugé peu capable, peu innovant, sans ambition. Ainsi, dans le débat qui s’est installé au sein de la droite après la défaite aux législatives, Le Monde (20 juin 2012) explique que « plutôt de que de remettre en cause leur « logiciel », le maire du Raincy et M. Myard accusent leurs adversaires du PS d’avoir récupéré le vote communautaire en draguant les jeunes des quartiers ». Ici logiciel renvoie à point de vue, à façon de voir, analyse, habitudes. Il faut donc sortir de ses pratiques habituelles pour appréhender une autre réalité.
Logiciel est le mot de la disqualification de l’autre. On voudra montrer le ridicule d’une position, d’une politique, d’un projet, on pointera alors la question des origines et on soulignera la nécessité de regarder le logiciel. Dans Le malade imaginaire, Toinette la servante qui a revêtu les attributs du médecin rabâche à Argan « Le poumon ! Le poumon ! Le poumon ! » (Acte III, scène 10). Les cuistres d’aujourd’hui s’agitent autrement. « Le logiciel, je vous dis ! Le logiciel ! Le leader de La Droite populaire, déclarait sur le site Atlantico.fr (1er octobre 2011) en parlant de la gauche que «trente ans après, ils nous ressortent le logiciel de 1981 ». Le logiciel, le logiciel, le logiciel !
Les exemples abondent dans le champ de la vie publique. Dans le sillon de la crise de l’UMP qui a alimenté les gazettes en épisodes d’un feuilleton imprévu entre deux prétoriens, Le Monde (19 décembre 2012) demande Pourquoi la fabrication du leader échappe désormais aux partis ? Faisant la comparaison entre l’élection de Martine Aubry en novembre 2008 à la tête du PS et l’affrontement Copé-Fillon à la tête de l’UMP, l’article souligne qu’en 2008, « la vielle garde socialiste accusait Ségolène Royal de vouloir changer le logiciel de la maison en s’appuyant sur les militants pour neutraliser l’influence des élus ». Que recouvre le logiciel de la maison ? Sans doute, la culture militante du parti, ses traditions, ses zones d’ombre, ses vieux démons.
Logiciel de la gauche, logiciel de la droite, logiciel néolibéral, logiciel économique, logiciel militant, logiciel composant d’un programme : le mot va vite entrer à obsolescence. A moins d’en renouveler l’usage comme le propose l’auteur américain Will Self. Dans Le piéton de Hollywood (Walking to Hollywood, éditions de l’Olivier, 2012), il explore ce qu’il nomme lui-même les ratés du « logiciel extrêmement complexe » (Le Monde, 21 décembre 2012) qui fait tourner le cerveau de son héros. Ça « beugue » beaucoup dans la boîte crânienne du personnage. La critique voit dans ce texte émaillé de courts-circuits langagiers, de fulgurances d’images un univers de pathologie mentale. Le logiciel de l’auteur concorde avec le personnage du livre : création d’un univers spécifique. Logiciel fait référence aux thématiques et obsessions de l’auteur, aux personnages et aux dimensions satirique, provocatrice et cinglante du roman. Logiciel, c'est aussi le style.