La presse s’est à peine remise de ses émotions culturelles avec la panique cinématographique provoquée par un producteur franc du collier et le départ fiscal d’un Depardieu déjà accueilli en Belgique et en Russie que voilà déjà une nouvelle polémique dans les tuyaux : une maison de retraite privée a expulsé une nonagénaire pour défaut de paiement !
Les médias citoyens lourdement conscientisés expliquent bien les tenants et les aboutissants de l’affaire. Que ce soit Le Mâonde, Labération, ou encore le Nouvel Obturateur, ou tous les autres qui relaient avec plus ou moins d’emphase indignée la vibrante dépêche AFP, tous s’accordent à dresser le constat accablant suivant :
Dans la petite ville de Chaville (Hauts de Seine), on ne rigole pas avec les paiements des prestations des maisons de retraites, surtout lorsqu’elles sont privées. Un petit arriéré, et la sanction tombe. Si vos enfants sont joignables, un ou deux gros bras ira leur péter un genoux ou deux. Et si ce n’est pas le cas, la direction appellera le ramassage des encombrants à la Mairie pour qu’on vous jette avec violence dans l’hôpital le plus proche, splatch.
Oui, bon, j’exagère un tantinet, mais il faut bien comprendre l’effroi des journalistes lorsqu’ils se sont jetés sur l’affaire : une expulsion d’une nonagénaire, depuis une maison de retraite privée, pas de doute, on tient là un beau sujet ! Et puis, à l’évidence, le directeur est un gros capitaliste faisant passer les intérêts de son établissement privé bien avant la dignité humaine, voilà qui mérite largement d’aller interroger la ministre qui s’ennuyait, Michèle Delaunay, qui, comme chacun le sait, est en charge des personnes âgées. Par « en charge », on ne veut pas dire que c’est elle qui s’occupera des personnes âgées expulsées des maisons de retraites en les prenant chez elle, non. « En charge », ici, veut dire « en charge de toucher un rondelet salaire pour occuper un fauteuil empire confortable et effectuer quelques déclarations fracassantes ou ridicules (ou les deux) aux premiers micros mous qui se présenteront ».
Et en matière de déclaration fracassante, ça fracasse trois pattes à un canard :
« Une personne vulnérable a été expulsée sur décision du directeur à la veille d’un week-end, en période hivernale. Tous les feux sont au rouge. »
Il semble donc que pour Delaunay, c’est moins grave de se faire jeter un mercredi en juillet. Quant aux feux rouges, on ne voit pas à quoi elle fait référence. Après les clignotants au vert de Lagarde, on a maintenant les feux au rouge à cause des expulsions par Delaunay. Manifestement, ce ne sont pas ces feux-là que les ambulanciers ont rencontrés lorsqu’ils ont raccompagné la vieille dame chez son fils puis aux urgences de Châteaudun. Mais baste, passons : on comprend le courroux de la ministre puisqu’on a osé déplacer quelqu’un sans prévenir son cabinet ou son secrétariat.
Maintenant, une fois qu’on lit la dépêche et qu’on analyse un tant soit peu à froid la situation, on se rend compte que, si cette expulsion, en elle-même, est aussi inhabituelle que manifestement inappropriée, elle n’en reste pas moins un révélateur d’une situation épineuse que les politiciens (et, il faut bien le dire, les journalistes aussi) se sont empressés d’oublier. Tous se sont en effet retrouvés pour pointer du doigt les errements du directeur de l’établissement, en soulignant à la fois sa décision motivée à l’évidence par un goût des bilans équilibrés par trop développé et forcément au détriment de l’humain. Ils n’ont pas hésité à retranscrire les montants d’arriérés (40.000€, voilà le prix de la tranquillité pour une nonagénaire en maison de retraite, c’est une somme, mon pauvre ami, c’est une somme !) ainsi que le coût de cette maison de retraite, à la journée (124€, rindez-vous compte ma bonne dame !).
On connaît maintenant sans mal le nom de l’établissement fautif, le nom de son directeur, les tarifs (indécents, je vous le dis, indécents autant que capitalistes et inhumains, c’est une évidence !) et même le prénom de la malheureuse pensionnaire ainsi jetée dans la froidure et l’opprobre en plein mois de janvier à l’orée d’un week-end (celui de la galette des rois, en plus !)… On en sait peu, en revanche, sur la famille de la vieille dame. Tout juste sait-on que le fils est un praticien de l’hôpital privé d’Anthony, qu’il a su rester très discret, qu’il a les moyens de régler la facture, et que les demandes et appels de la maison de retraite sont restés sans réponse.
Lorsqu’on demande son avis détaillé à Laurent Boughaba, directeur d’exploitation du groupe propriétaire de la maison de retraite privée de Chaville, on se rend compte que l’établissement en question avait tout de même pris quelques mesures pour tenter de dénouer la situation. Ainsi, les enfants de la vieille dame placée là depuis deux ans n’auraient quasiment jamais réglé les frais d’hébergement de leur mère :
« La situation ne pouvait plus durer. Il y a un mois et demi, pour les faire réagir, nous n’avons pas trouvé d’autre solution que de rompre le contrat. Nous avons écrit plusieurs lettres recommandées au fils qui s’occupe administrativement de sa maman pour lui demander de la prendre en charge. Nous lui avons téléphoné une dizaine de fois. Mais il n’a pas réagi. Nous avons alors pris l’initiative de faire reconduire sa mère à son domicile, à Brou. »
La conclusion est évidente : c’est la faute du directeur. Forcément, c’est un établissement privé. La ministre, le défenseur des Droits de l’Homme (Dominique Baudis), le parti communiste (oui oui, lui aussi), tous se sont emparés de l’affaire pour faire rendre gorge à ce gérant trop près de ses sous. Pas un pour se demander si le fils n’est pas un tantinet responsable de la situation. Pas un ne semble vouloir demander plus d’explication avant de condamner l’établissement. Pourtant, une facture de 40.000€, à 124€ par jour, cela nous fait plus de trois cent jours de battement, durée pendant laquelle on suppose que les uns et les autres auraient pu se concerter.
On regrette qu’une telle cohorte de gens offusqués ne se soit pas réveillée lorsque, par exemple, Marcel, 81 ans, qui produit lui-même son électricité depuis des années grâce à la rivière qui passe dans son jardin, a été déconnecté d’EDF à cause d’une installation jugée non conforme. Le voilà sans chauffage en plein hiver, mais là, la dignité humaine tagada tsoin tsoin.
Toute cette affaire montre de façon claire plusieurs choses troublantes : d’une part, il semble bien plus facile de trouver dans le directeur d’un établissement privé un solide bouc-émissaire alors que, dans la situation présente, la famille de la nonagénaire semble pourtant directement responsable de la situation ubuesque et des arriérés calamiteux. D’ailleurs, les premières prises de paroles du fils discret montrent bien qu’il est tout froissé du traitement réservé à sa mère, qu’il choyait, mais dont il ne payait pas les factures oh pardon c’est un petit oubli sur deux ans je vais y penser promis juré craché.
Finalement, cette affaire (et chaque cas de maltraitance sur des personnes âgées) montre assez bien l’état de déliquescence assez nauséabond dans lequel la société française a sombré dans sa gestion de la vieillesse. L’Etat-nounou s’occupant de tout, la population a pris pour habitude de s’en remettre à lui pour s’occuper des ancêtres. C’est l’État qui pourvoit à la retraite, c’est aussi l’État qui pourvoit aux frais de santé, il est donc logique qu’une personne âgée (et encombrante pour une famille « moderne ») soit, in fine, à la charge de l’État. Les actifs, les moins vieux ou les plus jeunes peuvent donc vaquer à leurs occupations et tout, dans les réactions — ministérielles et autres — montre qu’on a complètement intégré cette réalité.
En attendant, cette histoire illustre à merveille que le coût des personnes âgées continue de grimper pour la collectivité à mesure que l’espérance de vie augmente. Et on aura tout fait pour : entre la retraite (collectivisée) qu’il faut bien payer (alors que le nombre d’actifs diminue) et les coûts de santé (collectivisés) de plus en plus astronomiques — parce qu’en plus, ils gobent de la pilule comme des cacahuètes à l’apéritif, ceux-là ! — on comprend que vivants, ils sont une foutue charge pour l’État. Alors qu’objectivement, morts, ils rapportent gros : frais de concession au cimetière, taxes et frais d’inhumation, impôts sur la succession, revente des biens immobiliers qui remettent des maisons sur un marché toujours présenté comme en pleine pénurie, récupération des assurances-vie oubliées et des comptes bancaires perdus, tout ceci rapporte un joli pactole à cet État qui a de plus en plus de mal à cacher son cynisme.
En fait, si vous êtes vieux et socialiste et que vous désirez vraiment sauver l’état social-démocrate, il vous reste une solution idéale : suicidez-vous !