Il est lectures plus belles que des représentations. Denis Lavant vient de faire ce samedi soir au Lavoir Moderne Parisien une de ces prestations qui valent bien des mises en scènes. Sur un texte de Koffi Kwahulé, auteur invité deux mois dans une remarquable série de rendez-vous scéniques et universitaires, Denis Lavant a lu Big Shoot comme un combat intérieur, un huis clos saisissant de convulsions au cynisme et à la violence contenus. La prestation avait de quoi ravir l’auteur lui-même, présent dans cette petite salle d’un quartier de tous les cosmopolitismes, la Goutte d’Or.
Big Shoot présente l’éternel duo bourreau/victime, maître/esclave. Monsieur interroge Stan. Stan parce qu’il a décidé de le nommer ainsi, sans explication (elle viendra à la fin sur le registre de la confession d’enfance).
Toute l’écriture de Koffi Kwahulé tient dans cette ambivalence : le théâtre est un art de la complexité que la scène doit révéler dans la brièveté de la représentation ou de la lecture privée.
Monsieur a un accent quand il parle anglais. Stan lui dit. Ce qui fait naître chez Monsieur un complexe, qui va traverser le fil de l’intrigue. Entre paroles sexuées, insultes en cataractes, ton mielleux et confession intime, toute la palette d’interventions de Monsieur semble non pas dominer Stan, mais lui donner de quoi tenir à distance l’oppresseur.
Denis Lavant pratique la lecture avec un tel art que le public en oublie qu’il est là pour une lecture. Le public est devant un seul interprète qui bascule merveilleusement bien du bourreau à la victime.
Cette lecture lance les deux mois de programmation des oeuvres de Koffi Kwahulé au Lavoir moderne parisien. Deux mois autour du théâtre et du jazz, le dramaturge ne se définissant pas comme écrivain mais comme jazzman. Il s’en inspire du jazz comme d’autres respirent l’oxygène des hauts sommets.
Dans Frères de son, un très précieux recueil d’entretiens réalisés par Gilles Mouëllic (publié par les éditions Théâtrales), l’auteur africain-européen, comme il aime à se définir, précise son rapport au jazz à propos de Big Shoot (p.62) :
« L’ambition est celle-ci : faire se rencontrer dans l’écriture Coltrane et Monk. Deux sons, deux respirations. Big Shoot est née de ces deux respirations, bien qu’il n’y ait dans la pièce aucune référence directe au jazz. Monk disait aux musiciens qui voulaient l’accompagner : ” Non, non, jouez, moi je vous suis. ” Mes deux personnages ont ce rapport-là, l’un dit à l’autre : ” Joue, je t’accompagne. ” Tout est parti de cette phrase de Monk, qui est en principe le leader et qui dit à l’autre :” Je te suis. ” Quand l’acteur Denis Lavant a lu le texte et a voulu le jouer, je me suis dit qu’il allait jouer Monsieur, celui qui est censé être Coltrane. C’est le plus bavard, celui qui a le souffle le plus véhément. Pourtant quand il m’a appelé, c’était Stan qu’il voulait jouer, ” Monk ” donc. J’ai cru qu’il n’avait pas bien lu, je lui ai demandé de relire la pièce. Quelques jours plus tard, il m’a rappelé pour confirmer son choix : ” Ce sont deux belles partitions,mais moi c’est Stan. ” En fait, il avait vraiment compris la pièce, sa respiration. Il avait compris que celui qu’on accompagne, c’est Stan, même s’il ne dit pas grand chose. On a l’impression que c’est Monsieur qui mène le jeu, mais en réalité,le vrai leader, c’est Stan. Quand Monk dit à ses musiciens : ” Jouez, moi je vous suis “, on n’est pas dupe : à l’écoute du morceau,celui qui a mené le jeu, c’est bien Monk. »