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Dollar, mon dollar, ne vois-tu rien venir?

Publié le 13 juillet 2007 par Nepigo

Les hiérarchisations sociales apparaissent à partir d'une certaine masse démographique, posant le problème central de la théorie politique moderne : celui de la redistribution et des élites prédatrices. Celles-ci ont eu recours à différentes méthodes à travers l'histoire pour justifier leur domination : contrôle par les armes, par la redistribution, par le monopole de la violence légitime, par l'idéologie. Actuellement, l'économie tient lieu de principal discours justificateur, par le recours à la perspective de la croissance : plutôt que de se concentrer sur la redistribution de ce qui existe aujourd'hui, on promet l'abondance pour tous pour demain. Adam Curtis, dans le film "The League of gentlemen" (troisième volet de sa série "Pandora's Box" sur les conséquences du rationalisme politique et technique) diffusé ci-dessous, revient sur l'exemple d'un groupe d'économistes anglais qui étaient persuadés de pouvoir "doper" la croissance pour redonner au Royaume-Uni sa puissance d'antan...

En lisant l'excellent livre de J. Diamond Guns, Germs and Steel, dont le propos est de tenter de déterminer les causes scientifiques - notamment géographiques et écologiques - des différences de rythme dans l'évolution des différentes sociétés humaines (autant le dire tout de suite, c'est extraordinairement convaincant), on tombe sur un passage qui intéressera tous ceux dont la politique est le métier ou un centre d'intérêt : le chapitre "De l'égalitarisme à la kleptocratie".

Dans ce chapitre, il dresse une liste des différents modes d'organisation des sociétés humaines, de la forme la plus réduite à la plus vaste, dont on constate que la complexité va nécessairement croissante avec la taille. Il dresse quatre idéaux-types d'organisations : bande, tribu, chefferie et état.


Cette évolution du plus simple au plus complexe est avant tout permise, selon lui, par la capacité à mettre en place un système de production de nourriture : le facteur essentiel serait la capacité à domestiquer un certain nombre de plantes et d'animaux pour générer des surplus, et ainsi permettre un accroissement démographique aboutissant à une complexification de la société (apparition de castes non-productives, hiérarchisation avec monopole de la violence légitime - nécessaire pour empêcher l'explosion d'une société dont la plupart des membres ne sont pas unis par des liens de parenté -, apparition de la religion...).
Le dilemme fondamental de la politique moderne, la rupture de l'égalitarisme, apparaît au stade de la chefferie. L'apparition de castes dirigeantes héréditaires couplée à l'introduction de processus redistributifs va faire évoluer ceux-ci : lorsqu'une proportion importante des biens reçus par le pouvoir central ne sera pas redistribuée mais consommée par celui-ci et ses serviteurs, la redistribution deviendra un tribut, précurseur des taxes qui feront leurs premières apparitions au sein des chefferies.
Le dilemme est donc le suivant : "au mieux, [les chefferies] sont bénéfiques en mettant en place des services qui seraient impossibles à mettre en place à l'échelle individuelle (systèmes d'irrigation par ex.). Au pire, elles fonctionnent comme des kleptocraties sans scrupules, transférant des richesses nettes de la collectivité aux classes supérieures. Ces objectifs nobles et égoïstes sont inextricablement liés, bien que certains gouvernements mettent plutôt l'accent sur un aspect ou sur l'autre. La différence entre un kleptocrate et un homme d'état avisé, entre un baron voleur et un bienfaiteur public est surtout une différence de degré : quelle proportion du tribut extrait des producteurs est-elle conservée par l'élite, et dans quelle mesure la population apprécie-t-elle l'usage fait des tributs redistribués. Nous considérons que le Président du Zaïre, Mobutu, était un kleptocrate parce qu'il gardait trop de tribut (l'équivalent de milliards de dollars) et en redistribuait trop peu (aucun système de téléphonie en état de marche au Zaïre). Nous considérons que Georges Washington était un homme d'Etat car il a dépensé l'argent des taxes sur des programmes très admirés et ne s'est pas enrichi pendant qu'il était président. Cependant, Georges Washington est né dans l'abondance, qui est répartie de façon bien plus inégalitaire aux Etats-Unis que dans les villages de Papousie-Nouvelle Guinée.
Pour toute société hiérarchisée, qu'il s'agisse d'une chefferie ou d'un état, il faut donc se demander : pourquoi le peuple tolère-t-il le transfert des fruits de son dur travail à des kleptocrates? Cette question, soulevée par tous les théoriciens politiques de Platon à Marx, se repose aux votants à chacune de nos élections modernes. Les kleptocraties dont le soutien public est faible courent le risque d'être renversées, que ce soit par des populations opprimées ou par des kleptocrates en puissance recherchant le soutien public en promettant une proportion plus élevée de services rendus à partir du fruit des taxes. Par exemple, l'histoire d'Hawaii abonde en révoltes menées contre des chefs répressifs, en général menées par de plus jeunes frères promettant moins d'oppression. Cela peut nous sembler amusant dans le contexte de l'ancien Hawaii, mais il faut contempler l'étendue de la misère causée par de telles luttes dans le monde d'aujourd'hui.
Que doit faire une élite pour gagner  le soutien populaire tout en maintenant un train de vie supérieur à celui des gens du peuple? Les kleptocrates, à travers les âges, ont eu recours à différents mélanges des quatre solutions suivantes :

1. Désarmer la population et armer l'élite. C'est beaucoup plus facile en ces temps d'armement high-tech produit par des usines et facilement monopolisable par l'élite qu'autrefois, où l'on pouvait recourir à des lances ou des gourdins faits maison.
2. Satisfaire les masses en redistribuant la plupart du tribut reçu en politiques populaires. Ce principe était tout aussi valide pour les chefs d'Hawaii qu'il l'est pour les politiciens américains aujourd'hui.
3. Faire usage du monopole de la violence pour promouvoir le bonheur, en maintenant l'ordre public et en infléchissant la violence. Il s'agit là d'un avantage potentiellement important et sous-estimé des sociétés centralisées sur celles qui ne le sont pas. Les anthropologues ont eu tendance à idéaliser les sociétés de bande et de tribu, les considérant comme plutôt douces et non-violentes, parce que les anthropologues en visite n'observaient aucun meurtre dans une bande de 25 personnes au cours d'une étude de trois ans. Bien sûr qu'ils n'en observaient pas : il est facile de calculer qu'une bande d'une douzaine d'adultes et d'une douzaine d'enfants, soumise aux morts inévitables ayant lieu pour toutes les autres raisons que le meurtre, ne pourrait se perpétuer si en plus de toutes ces raisons l'un de ses membres en tuait un autre tous les trois ans. Une étude de long terme et approfondie sur les sociétés de bande et de tribu montre que le meurtre est une des premières causes de mortalité. Par exemple, il m'est arrivé de visiter la Nouvelle Guinée à un moment où une anthropologue interviewait des femmes Iyau sur leurs récits de vie. Femme après femme, lorsqu'on leur demandait de nommer leur mari, mentionnaient plusieurs maris morts de mort violente, l'un après l'autre. Une réponse typique était celle-ci : "mon premier mari a été tué par des guerriers Elopi. Mon second mari a été tué par un homme qui me désirait, et qui est devenu mon troisième mari. Ce mari a été tué par le frère de mon second mari qui voulait venger la mort de son frère."
De telles biographies sont monnaie courante pour de soi-disant douces populations tribales, et ont sans doute contribué à l'acceptation d'une autorité centrale au fur et à mesure que les sociétés tribales s'étendaient.
4. La dernière façon pour les kleptocrates d'obtenir un soutien public est de construire une idéologie ou une religion qui justifie la kleptocratie. Les bandes et les tribus avaient déjà des croyances surnaturelles, tout comme les religions établies d'aujourd'hui. Mais ces croyances surnaturelles des bandes et des tribus ne servaient pas à justifier l'autorité centrale, justifier un transfert de richesses ou maintenir la paix entre individus non-apparentés. Lorsque les croyances surnaturelles furent investies de ces fonctions et s'institutionnalisèrent, elles furent transformées en ce que nous appelons aujourd'hui une religion. Les chefs hawaiiens étaient représentatifs des autres chefs ailleurs quand ils revendiquaient une forme divine, une ascendance divine ou au minimum une ligne directe avec les dieux. Le chef proclamait servir leurs sujets en intercédant pour eux auprès des dieux et en récitant les formules rituelles requises pour obtenir la pluie, de bonnes récoltes ou de fructueuses saisons de pêche.

(trad. personnelle)

Aujourd'hui, nos chefs ne tournent plus les yeux vers le ciel, mais vers une discipline scientifique, l'économie, parce que certains de ses représentants proposent à nos gouvernants de résoudre ce problème central de l'allocation des ressources par la croissance : plutôt que de s'occuper de répartir ce qui existe, comment faire pour avoir plus en général (et donc a priori plus pour tout le monde, nous disent nos politiques)? Le problème a été notamment étudié par les gouvernements anglais, comme l'illustre à merveille Adam Curtis dans le troisième volet de sa série "Pandora's box : a fable from the age of science" : The League of Gentlemen (env. 45 min., en anglais, voir ci-dessous), qui raconte comment un groupe d'économistes anglais parvint, il y 30 ans, à convaincre les politiciens britanniques qu'ils disposaient de techniques à toute épreuve pour redonner au Royaume-Uni tout son lustre d'antan. Leurs recettes-miracles furent appliquées...
Pandora's box : a fable from the age of science - The League of Gentlemen, Adam Curtis, 1992

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