Colombus Isle, Bahamas
C'est d'abord le bleu vif des Caraïbes qui règne, bordé par le sable blanc de
la longue plage. Les eaux, claires et lumineuses, sont un paradis de corail
pour les plongeurs. Tout est raffinement et détente dans ce Village récemment
rénové : pontons de bois s'avançant sur l'eau, constructions colorées, objets
d'art et antiquités venant du monde entier, boissons servies à volonté sur la
grande terrasse couverte, massages face à la mer*, croisières au coucher du
soleil*. Être au bout du monde est une exquise aventure.
*Avec supplément
(Extrait d'une présentation d'un village de vacances, www.clubmed.fr)
Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble!
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
(Extrait de L'invitation au voyage, Baudelaire) On a ici quelque chose comme les deux pôles extrêmes du voyage. Selon le dictionnaire1, voyager consiste à « se rendre d'un point à un autre qui s'en trouve éloigné », et désigne aussi « l'action consistant à parcourir ce chemin ». Le contraste entre ces deux textes est frappant : celui du Club Méditerranée est rassurant, on y parle de détente, de béatitude, de massages, d'un monde où tout est pris en charge, organisé de façon à rendre le plaisir prévisible. Et si aventure il y a, elle sera « exquise »: exquis signifie entre autres « remarquable en son genre », ce qui ramène à la distinction, au privilège, à un plaisir élitiste et non à une incertitude ou un risque.
Au contraire, le voyage selon Baudelaire promet de bien plus vastes perspectives : la paix de l'âme aussi bien que la mort, la douceur aussi bien que les mystères, l'amour aussi bien que les larmes. Et je n'oserais prétendre le résumer davantage.
Cette distinction correspond à mon avis à la différence existant entre tourisme et voyage. Le touriste stricto sensu est quelqu'un qui organise son voyage : certains prévoient ainsi quasi heure par heure leur périple avant même d’avoir mis les pieds dans le pays! Pour parvenir à une telle capacité de prévision ils doivent recourir aux services que leur propose l’industrie touristique. Au Club Méditerranée, on a affaire à une approche qui tend à maximiser l'efficacité de la détente, un microcosme de la performance dans la relaxation. Dans ce sens-là, le touriste est un pur consommateur de services, c'est en tout cas ainsi qu'est construite l'offre de l'entreprise Club Méditerranée. Les saveurs, les cultures, les couleurs se fondent pour offrir au client une « expérience » de vie, quelque chose qui se rapproche de l'expérience d'un casino ou d'un parc d'attraction, une expérience de divertissement pur monnayée. M. Bourguignon, PDG du Club de 1997 à 2003, était PDG d'Eurodisney entre 1992 à 1997.
Je pense que ce qui caractérise le plaisir de ce touriste-là, c'est sa vocation utilitaire. Dans la mesure où les vacances sont le pendant du travail, elles sont traversées par le même rapport au temps : maximiser le retour sur investissement. Quand on ne dispose que de deux semaines pour découvrir un pays et que l’on veut être en mesure de prétendre le connaître, de l’avoir « fait », il va falloir se rendre dans un maximum d’endroits identifiés comme importants (les guides de voyage sont là pour ça), typiques ou spectaculaires. On en trouve une illustration manifeste dans la citation suivante : « Le code de plaisir utile signifie que nous évaluons nos vacances à l’aune du profit que nous en retirons – qu’avons-nous appris, quelles découvertes spirituelles ou émotionnelles avons-nous expérimentées, quelles nouvelles sensations ? […] Les dollars que nous dépensons en voyage sont une sorte d’investissement visant à accroître notre capital humain2 » (le simple fait d’appeler notre histoire personnelle « capital humain » souligne assez clairement le mode de pensée de ce monsieur). L’évasion se voit ainsi rattrapée et assimilée par l’idéologie du développement personnel... De tels touristes n’iront à l’étranger qu’à condition de pouvoir en ramener quelque chose qui leur soit utile : de belles photos à montrer à leurs amis, des anecdotes piquantes, une introduction au bouddhisme, un beau bronzage, de la décoration exotique...
Mais de telles pratiques utilitaristes ne sont pas spécifiques aux usagers de l’industrie touristique : je me souviens ainsi très bien d’avoir croisé, quand je vivais au Vietnam3, des touristes occidentaux, souvent jeunes, qui me choquaient par la grossièreté avec laquelle ils se comportaient vis-à-vis du pays qui les accueillait, ne prenant que le meilleur et ne se souciant pas des conséquences de leurs actes. Certains étaient pourtant sur la route depuis longtemps.
Nous sommes tous plus ou moins concernés par ces pratiques dans la mesure où, touristes, nous voyageons avant tout pour notre plaisir. « Le tourisme se distingue du voyage en ce qu'il implique dans le fait du voyageur, d'une part le choix délibéré du but, d'autre part le souci de satisfaire son agrément 4 ». Tout l'enjeu est donc de parvenir à concilier cette recherche de plaisir avec le respect de la dignité de l'autre, la dignité de chacun s'arrête où commence celle d'autrui, c'est valable aussi bien en Belgique qu'en Thaïlande. Mais l'éloignement de la mère patrie semble faire oublier à certains ces règles soi-disant universelles... Et l'on ne parle ici que des personnes physiques, les personnes morales (entreprises, associations...), elles, n'ont que faire de ce genre de considérations.
Ces comportements sont
d’autant plus regrettables que je trouve le voyage un mouvement merveilleux et
nécessaire. Un décalage, un pas de côté, une affirmation de son
autonomie5 mais aussi une exploration : ce que
je nommerai « voyage » n'a rien à voir avec l'exotisme, il s'agit de
la découverte de l'altérité. Partir, c'est aussi rencontrer. Et nul besoin de
partir aux antipodes pour cela, il peut être plus aventureux d'aller saluer son
voisin que de se rendre sur une plage des Caraïbes ; en revanche, il est
vrai que la solitude aiguë de celui qui se déplace dans une culture étrangère à
la sienne pousse à aller vers l'autre. Alors, quitte à changer de milieu,
pourquoi ne pas partir loin ?