19 septembre 2007 : il y a six mois, j'écrivais ce texte un peu vengeur contre le mouvement "sans-frontières", auquel j'avais cru, participé pour finalement le quitter, dégoûté. En relisant ce texte aujourd'hui, à la lumière des déclarations va-t-en-guerre de B. Kouchner, ex-cofondateur de Médecins sans Frontières et actuel Ministre des Affaires Etrangères Français, je trouve que, décidément, j'étais dans le vrai. D'où : re-publication.
Il y a quinze ans, on parlait de «Fin de l'Histoire» et les diplomates n'avaient que le mot «multilatéral» à la bouche ; les morceaux du rideau de fer tombaient les uns après les autres. En Europe, l'espace Schengen entrait en vigueur en 1995 et augurait de belles perspectives de libre déplacement. Les « sans-frontières », sur la lancée de leurs aînés des années 70 et 80 (Médecins Sans Frontières, Reporters Sans Frontières...), fleurissaient sur fond de promesses de paix et de réduction des iniquités, l'appellation proliférant au point de contaminer tous les domaines de la société. Naissaient ainsi les associations « Meubles sans frontières », « Douleurs sans frontières » et même «Autistes sans frontières», tout un programme.
Aujourd'hui, où en est-on? Les « sans-frontières » existent toujours, mais on dirait bien que le village mondial se balkanise de nouveau. Les dirigeants des pays occidentaux, en mal de projet collectif, se rendent indispensables par défaut en agitant tous les épouvantails qui leur tombent sous la main, de préférence étrangers; la crise israélo-palestinienne n'en finit plus de moisir et de produire des métastases; les frontières du sud de l'Europe comptent parmi les plus protégées au monde et le Pentagone et la Russie recommencent à aligner des dispositifs balistiques le long des frontières polonaises et tchèques. La France voisine s'hypnotise des reflets de son glorieux passé national en rêvant d'étanchéité identitaire... Cette résurgence des frontières n'épargne plus nos « sans-frontières » : en Afghanistan, en Irak, en Somalie, les ONG humanitaires sont de plus en plus fréquemment prises pour cibles par des fondamentalistes islamistes pour qui l'Occident tout entier est devenu l'ennemi à abattre. Et je ne parle pas de la Chine ou de la Russie que les droits de l'homme ne soucient guère et qui, à la différence des pays pauvres, n'ont pas besoin de l'aide assortie de conditions politiques des pays occidentaux.
Serait-ce le début de la fin pour le projet « sans-frontières »? On ne s'abstrait pas aussi facilement de ses origines : l'universalisme humaniste qui nourrit ce projet depuis ses débuts plonge ses racines dans les Lumières Européennes, elles-mêmes difficilement séparables d'un universalisme chrétien dont la propagation ne fut pas toujours, loin s'en faut, un exemple de pacifisme. L'écart est-il si important entre le « droit d'ingérence humanitaire » et les « frappes préventives contre le terrorisme »? Où est la limite entre souci de l'autre et appétit de domination?
De plus, les mauvais plaisants ne manqueront pas de souligner qu'une organisation d'aide à la pauvreté a structurellement besoin de la misère pour exister, et que la charité peut être un instrument de domination symbolique particulièrement puissant. Dans le cas des « sans-frontières », cette problématique est d'autant plus aiguë que le milieu a beaucoup évolué : les petites associations de volontaires idéalistes des débuts ont fait place à des organisations imposantes, peuplées de professionnels très qualifiés et qui entendent donc bien valoriser leur expérience en termes de carrière. Faut-il y voir une des causes de l'évolution marchande de certaines ONG, avec leur label « éthique » conçu comme un label commercialisable? Ou la raison pour laquelle certaines de ces organisations « humanistes » se croient autorisées à utiliser les méthodes de publicité les plus violentes de toutes au nom de leur « supériorité morale »? Le chantage affectif et la culpabilisation?
Avec de tels moyens, pas étonnant que la fin peine à convaincre... Si les « sans-frontières » parvenaient au moins à discuter avec les frontières existantes au lieu de les nier, sans doute passeraient-ils moins pour des moines-soldats et un peu plus pour ce qu'ils prétendent être (1) : des hommes et des femmes généreux.
(1) Certain(e)s le sont, heureusement, et liront peut-être ces lignes avec un profond sentiment d'injustice. Mais il s'agit de personnes, non d'organisations. Peut-on attribuer des sentiments à des organisations? Peut-on faire de l'empathie un métier?