Le 21 mars 1981, à Tokyo, le penseur Ivan Illichprenait la parole dans une conférence dont le thème général était "L'homme et la science"; au fil de ce texte, il explique sa vision du développement de l'ordinateur et, surtout, de l'impact que celui-ci aura sur la communication humaine. Vingt-cinq ans après, il est très intéressant de voir en quoi les évènements ont confirmé - ou infirmé - sa prédiction. Le titre original du texte de la conférence est "Silence as a commons"; à ma connaissance, il n'avait pas été intégralement traduit en français jusqu'à aujourd'hui. Bonne lecture.
Le silence comme bien commun
par
Ivan Illich
Monsieur Minna, j'accepte avec
grand plaisir l'honneur que vous m'avez fait de me demander de prendre la
parole dans ce forum sur « l'homme et la science ». Le thème que
propose M. Tsuru, « La société gérée par ordinateur », résonne comme
un cri d'alarme. On peut clairement prévoir que les machines qui singent les
humains tendent à empiéter sur chaque aspect de la vie de chacun, et que ces
machines forcent les gens à se comporter comme des machines. Les nouveaux
objets électroniques ont effectivement le pouvoir de forcer les gens à
« communiquer » avec eux et entre en des termes qui sont ceux de la
machine. Tout ce qui ne s'intègre pas structurellement dans la logique des
machines est filtré dans une culture dominée par leur usage.
Le comportement machinal des
personnes enchaînées à l'électronique constitue une dégradation de leur
bien-être et de leur dignité qui, pour la plupart, devient intolérable à long
terme. L'observation des effets débilitants des environnements programmés
montre que les personnes qui y vivent tendent à devenir indolentes,
narcissiques, impuissantes et apolitiques. Le processus politique se brise
parce que les gens ne sont plus capables de se gouverner, mais demandent à être
gérés.
Je félicite le journal Asahi
Shimbun pour ses efforts pour susciter un nouveau consensus démocratique au
Japon, par lequel vos 7 millions et plus de lecteurs prennent conscience de la
nécessité de limiter l'empiètement des machines sur leurs comportements. Il est
important que ce soit précisément le Japon qui soit à l'origine d'une telle
action. Le Japon est considéré comme la capitale de l'électronique ; cela
serait merveilleux qu'il devienne la référence mondiale d'un nouveau modèle
politique d'auto-limitation dans le domaine de la communication, ce qui, à mon
avis, est absolument nécessaire si l'on veut qu'un peuple puisse continuer de
se gouverner lui-même.
La gestion électronique d'un
problème politique peut être envisagée de multiples façons. Je propose, comme
introduction à cette consultation publique, d'approcher cette question sous
l'angle de l'écologie politique. L'écologie, au cours des 10 dernières années,
a acquis une nouvelle signification. Il s'agit encore du nom d'une branche
particulière de la biologie professionnelle, mais le terme sert à présent de
plus en plus de label au nom duquel un large public politiquement organisé
analyse et influence les décisions techniques. Je veux me concentrer sur les
nouveaux appareils électroniques comme représentant un changement technique
dans l'environnement humain qui, même encore bénin, doit rester sous contrôle
politique (et pas uniquement celui des experts). J'ai choisi de me concentrer
sur ceci pour mon introduction, car cela me permet de continuer ma conversation
avec ces trois collègues japonais à qui je dois ce que je sais sur votre pays –
les professeurs Yoshikazu Sakamoto, Joshiro Tamanoi et Jun Ui.
Au cours des 13 minutes qu'il me
reste à cette tribune, je vais m'attacher à clarifier une distinction que je
crois fondamentale pour l'écologie politique. Je vais distinguer
l'environnement comme bien commun de l'environnement comme ressource. De notre
capacité à opérer cette distinction précise dépendent non seulement la
construction d'une écologie théorique solide, mais également – et c'est plus
important – d'une législation écologique efficace. Monsieur Minna, je
souhaiterais tellement, aujourd'hui, être un élève guidé par votre immense
poète zen, le grand Basho. Alors, 17 syllabes me suffiraient peut-être pour
exprimer la distinction entre les communaux au sein desquels les activités
quotidiennes des gens prennent place et les ressources qui servent à la
production économique de ces marchandises sur lesquelles repose la survie du
monde moderne. Si j'étais poète, peut-être serais-je à même de faire cette
distinction d'une si belle et incisive manière qu'elle pénétrerait vos cœurs et
resterait inoubliable. Malheureusement, je ne suis pas un poète japonais. Je
dois m'adresser à vous en anglais, une langue qui, au cours des 100 dernières
années, a perdu la capacité de faire cette distinction, et – qui plus est – je
dois m'adresser à vous par l'intermédiaire d'une traduction. C'est uniquement
parce que je peux compter sur le génie de traduction de M. Muramatasu que j'ose
tenter de vous faire comprendre une signification tirée du vieil anglais lors
d'une conversation au Japon.
Le mot "commons", que l'on peut
traduire par « communaux » en français, vient du vieil anglais. Selon
mes amis japonais, son sens est assez proche de l'expression iriai qui
sert à traduire communaux en japonais. Communaux, de même
qu'iriai, servait à désigner, dans les sociétés préindustrielles,
certains aspects de l'environnement. Les gens appelaient communaux ces
lieux où les lois forgées par la coutume exaltaient certaines formes de respect
commun. Les gens appelaient communaux certaines parties de leur
environnement, situées au-delà du seuil de leur propriété, pour lesquelles,
cependant, on reconnaissait à tous un usage légitime, non pas à des fins
productives, mais en vue d'assurer leur subsistance et celle de leurs proches.
Cette loi coutumière qui humanisait en quelque sorte l'environnement, était en
général non écrite. Elle n'était pas écrite non pas parce ceux qui la
connaissaient n'avait pas besoin de la mettre sur papier, mais parce que la
réalité qu'elle protégeait était trop complexe pour être ramenée à quelques
paragraphes. La loi des communaux réglait le droit de passage, le
droit de pêche et de chasse, de libre pâturage, de ramasser du bois ou des
plantes médicinales dans la forêt.
Un chêne pouvait être situé dans les communaux. En été, on réservait au berger et à son troupeau la fraîcheur de l'ombrage que ses branches prodiguaient ; ses glands étaient réservés aux cochons des paysans du voisinage; ses branches mortes servaient de combustible aux veuves du village ; les jeunes pousses pouvaient être coupées pour décorer l'église — et à la tombée du jour, il pouvait à l'occasion accueillir l'assemblée du village. Lorsque les gens parlaient des communaux, iriai, ils évoquaient un aspect de l'environnement dont ils connaissaient les limites, qui était nécessaire à la survie de la communauté, nécessaire à différents groupes de différentes façons, mais, dans un sens strictement économique, n'était pas perçu comme une rareté.
Lorsqu'aujourd'hui, en Europe,
j'utilise le mot «commons» avec les étudiants d'une université (en allemand
Almende ou Gemeinheit, en italien gli usi civici),
mes auditeurs pensent immédiatement au 18e siècle. Ils pensent à ces pâturages
en Angleterre où les villageois gardaient quelques moutons et au mouvement dit
des « enclosures », la clôture de ces pâturages qui transforma ces
communaux en ressources sur lesquelles les troupeaux commerciaux pouvaient être
élevés. En premier lieu, cependant, mes étudiants pensent à la pauvreté
nouvelle qui survint avec les enclosures : à l'appauvrissement absolu des
paysans qui furent chassés de leurs terres pour aller constituer les bataillons
du travail salarié ; ils pensent également à l'enrichissement des
lords.
Ce changement d'attitude peut
être mieux illustré si l'on pense aux rues plutôt qu'aux pâturages. Il y avait
une telle différence entre les parties récentes et les parties anciennes de
Mexico, il y a seulement encore 20 ans! Dans la vieille ville, les rues étaient
de véritables communaux. Des gens s'asseyaient sur la route pour vendre des
légumes ou du charbon. Les autres plaçaient leur chaise dans la rue pour boire
du café ou de la tequila. D'autres se réunissaient dans la rue pour décider qui
serait le nouveau représentant du voisinage, ou pour déterminer le prix d'un
âne. D'autres conduisaient leurs ânes à travers la foule, en marchant près de
leur bête lourdement chargée; d'autres prenaient place sur la selle. Les
enfants jouaient sur le trottoir, et les piétons pouvaient utiliser la rue pour
se rendre d'un emplacement à un autre.
De telles rues n'étaient pas
construites pour les gens. Comme tous les véritables communaux, la rue n'était
que le résultat de la vie locale de gens vivant ici et faisant de cet espace un
espace vivable. Les habitations qui s'alignaient le long des rues n'étaient pas
des habitations au sens moderne du terme – des garages pour le dépôt nocturne
des travailleurs. Le seuil séparait encore deux espaces de vie, intime et
public. Mais ni ces maisons au sens intime du terme ni ces rues comme communaux
ne survécurent au développement économique.
Dans les parties les plus
récentes de Mexico, les rues ne sont plus pour les gens. Elles sont aujourd'hui
des autoroutes pour les bus, les taxis, les voitures et les camions. Les gens
ne sont plus tolérés dans la rue que lorsqu'ils se rendent à un arrêt de bus.
Si les gens s'asseyaient ou s'arrêtaient au milieu de la rue, ils deviendraient
des obstacles au trafic, et celui-ci serait dangereux pour eux. Les rues ont
été dégradées de communaux à l'état de simple ressource pour la circulation des
véhicules. Les gens ne peuvent plus circuler, le trafic a déplacé leur
mobilité. Ils ne peuvent plus circuler qu'attachés et déplacés par une
machine.
L'appropriation des pâturages
par les lords se heurta à des oppositions, mais la transformation plus
fondamentale de ces pâturages (ou des rues) eut lieu, jusqu'à récemment, sans
rencontrer de véritable critique. L'appropriation de l'environnement par
quelques-uns était clairement perçue comme un abus intolérable mais, au
contraire, la transformation encore plus dégradante des personnes en membres
d'une force de travail industrielle et en consommateurs était considérée,
jusqu'à il y a peu, comme acquise. Pendant près d'un siècle, des partis
politiques se sont opposés à l'appropriation de l'environnement en des mains
privées. Cependant, le problème était posé en termes d'utilisation privée de
ces ressources, pas en termes de distinction par rapport aux communaux.
Ce n'est que récemment, à la
base de notre société, qu'un nouveau genre d'« intellectuel
populaire » a commencé à comprendre ce qui s'est vraiment passé.
L'enclosure a dénié aux personnes le droit à ce type d'environnement sur lequel
– à travers l'histoire – l'économie morale de la survie s'était basée.
L'enclosure, une fois acceptée, redéfinit la collectivité. L'enclosure des
communaux est donc tout autant dans l'intérêt des professionnels, des
bureaucrates d'état que des capitalistes. L'enclosure permet aux bureaucrates
de définir la collectivité locale comme incapable de remédier à ses propres
besoins. Les gens deviennent des individus économiques qui dépendent pour leur
survie de marchandises qui sont produites pour eux. Fondamentalement, la
plupart des mouvements citoyens sont une rébellion contre cette redéfinition
environnementale des personnes en consommateurs.
Monsieur Minna, vous vouliez
m'entendre parler d'électronique, pas de pâturages ou de rues. Mais je suis un
historien; je voulais d'abord parler des pâturages communaux tels que je les
connais du passé afin de dire quelque chose à propos de la menace actuelle,
bien plus vaste, des biens communs par l'électronique.
L'homme qui vous parle est né il
y a 55 ans à Vienne. Un mois après sa naissance, il fut mis dans un train, puis
sur un bateau pour être amené sur l'île de Brac. Là, dans un village sur la
côte dalmate, son grand-père voulait le bénir. Mon grand-père vivait dans la
maison dans laquelle sa famille avait vécu depuis le jour où Muromachi régnait
sur Kyoto. Depuis, sur la côte dalmate, de nombreux maîtres s'étaient succédés
– les doges de Venise, les sultans d'Istanbul, les corsaires d'almissa, les
empereurs d'Autriche, et les rois de Yougoslavie. Mais ces nombreux changements
dans l'uniforme et la langue des gouverneurs avaient changé peu de choses dans
la vie quotidienne au cours de ces 500 ans. Les mêmes chevrons d'olivier
soutenaient le toit de la maison de mon grand-père. L'eau était toujours captée
dans de grandes plaques de pierre sur le toit. Le vin était pressé dans les
mêmes cuves, le poisson attrapé dans des bateaux similaires, et l'huile
provenait d'arbres plantés alors qu'Edo était encore jeune.
Mon grand-père recevait les
nouvelles deux fois par mois. Elles arrivaient dorénavant tous les trois jours,
en bateau à vapeur; juste avant, elles mettaient cinq jours à venir, en bateau
à voile. Lorsque je suis né, pour les personnes qui vivaient en dehors des
routes principales, l'histoire s'écoulait encore lentement, imperceptiblement.
La plus grande partie de l'environnement était encore des communaux. Les
gens vivaient dans des maisons qu'ils avaient construites, marchaient le long
de routes foulées par leurs animaux ; étaient autonomes pour l'obtention
et l'usage de leur eau ; pouvaient compter sur leurs propres voix
lorsqu'ils désiraient revendiquer quelque chose. Tout cela changea avec mon
arrivée à Brac.
J'espère que le parallèle
devient clair. Comme la communauté d'espace est vulnérable et peut être
détruite par la motorisation du trafic, la communauté de langue est vulnérable
et peut facilement être détruite par l'empiètement des moyens modernes de
communication.
La question que je voudrais à
présent vous proposer pour la discussion devrait dès lors être claire : comment
résister à l'empiètement de nouveaux appareils et systèmes électroniques sur
des communaux qui sont plus subtils et plus intimes à notre existence que les
pâturages ou les routes – des communaux au moins aussi précieux que le silence.
Le silence, si l'on en croit les traditions aussi bien orientales
qu'occidentales, est nécessaire à l'émergence des personnes. Il nous est retiré
par des machines qui singent les gens, les imitent. Nous pourrions facilement
être rendus toujours davantage dépendants de machines pour parler et pour
penser, comme nous le sommes déjà pour bouger.
Une telle transformation de
l'environnement des communaux en ressource productive constitue la forme la
plus fondamentale de dégradation environnementale. Cette dégradation a une
longue histoire, qui coïncide avec l'histoire du capitalisme mais qu'on ne peut
réduire à celui-ci. Malheureusement, l'importance de cette transformation a été
négligée ou sous-estimée par l'écologie politique jusqu'à présent. Elle doit
être reconnue si nous devons organiser des mouvements de défense de ce qui
reste des communaux. Cette défense constitue la tâche publique primordiale
d'action politique pour les années 80. Elle doit être entreprise urgemment
parce que les communaux peuvent exister sans police, mais pas les ressources.
Comme le trafic routier, les ordinateurs ont besoin d'une police, toujours plus
nombreuse, aux formes toujours plus subtiles.
Par définition, les ressources doivent être défendues par la police. Une fois qu'elles sont défendues, leur recouvrement comme bien commun devient de plus en plus difficile ; c'est là une raison particulière pour agir rapidement.