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Une lueur dans la nuit - conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema, première partie

Publié le 02 décembre 2007 par Nepigo
Le livre The Post-Development Reader, paru en 1997, contient une très intéressante conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema. Le livre n'ayant pas été traduit en français jusqu'à aujourd'hui, j'en ai effectué une traduction personnelle, que je publie ici en deux parties. Voici la première : une lueur dans la nuit. (utilisez plutôt la version pdf pour lire, c'est plus confortable). Bonne lecture. 
Tiré de "Twenty-Six Years Later;
Ivan Illichin conversation with Majid Rahnema" publié dans "The Post-development Reader", Zed Books, Fernwood Publishing, 1997.
Majid Rahnema
: Ivan, j'ai déjà été « contaminé » par bon nombre de vos pensées sur le développement et l'éducation en lisant pour la première fois votre discours sur « Le Développement comme pauvreté programmée », suivi quelque temps après par votre brillant essai sur l'Homme Épiméthéen. Tout comme vos autres écrits, ces textes montrent la précision extrême de votre esprit, qui vous a permis de percer à jour bien des opacités de notre époque. Cependant, le « développeur » en moi se trouvait alors en grande difficulté, ne considérant votre attaque du nouveau mythe que comme une habile provocation. Mais, à présent, leurs dimensions prophétiques m'ont amené à en présenter au moins une à la jeune génération comme étant une contribution importante à l'histoire de notre présent.
Oui, comme j'étais en chemin pour venir ici, à Brême, vous voir, je me suis dit que cela serait un cadeau exceptionnel aux lecteurs que de leur offrir vos vues sur le développement, quelque vingt-six ans après, particulièrement dans la mesure où « The Post-development Reader » a pour but de les aider à mieux comprendre l'ère du post-développement. Et maintenant que vous avez aimablement accepté de rompre votre long silence sur le développement, et que vous m'avez autorisé à m'entretenir avec vous dans le cadre d'une discussion amicale mais ouverte sur ce thème, je souhaiterais satisfaire ma curiosité sur un certain nombre de questions.
Si je ne me trompe pas, vous ne vous êtes jamais intéressé au genre d'action dont tirent fierté les missionnaires, les développementalistes ou les marxistes ainsi que d'autres intervenants sociaux ; concrètement, apporter des soins ou une aide à ceux qui sont présumés souffrir ou avoir besoin d'aide. Contrairement à eux, vous semblez considérer cette attitude comme à la fois non-aimante et irréaliste, arrogante et contre-productive. En revanche, vous vous êtes toujours intéressé à l'art de souffrir, en particulier à l'histoire des différentes cultures et leur façon de traiter la souffrance. Et vous avez regretté le fait que la modernité ait affecté très négativement cet art, alors qu'elle a créé de nouvelles et peut-être plus intolérables formes de souffrance.
Cette position a conduit un certain nombre de vos critiques à prétendre que vous seriez davantage intéressé par l'histoire des arts de souffrir que par les actions censées réduire ou éliminer diverses formes de souffrance. Je vous pose donc les questions suivantes : dans quelle mesure croyez-vous que la solidarité humaine implique que chacun doive de quelque manière répondre à la souffrance, que cela soit avec le but de la réduire ou de la transformer en exercice d'élévation qui serait l'opposé de ses formes déshumanisantes? Et si oui, ces réponses peuvent-elles être réalisées de façon digne et significative?

Ivan Illich
: Majid, il y a quelque chose de désarçonnant dans votre recherche. Nous sommes là, assis sur mon futon avec un samovar fumant devant nous, en train de nous reposer dans ma mansarde dans la maison de Brême de Barbara Duden ; vous êtes sur le point de partir pour aller célébrer le 75ème anniversaire de Dadaji ; moi pour encore une fois aller donner un cours sur l'histoire de l'iconoclasme à l'université. La nuit dernière, avec mes étudiants qui sont aussi vos lecteurs, nous avons fêté votre 70ème anniversaire. Aussi ne puis-je facilement rejeter votre demande. De plus, il m'est agréable de parler, car vos questions sont le poignant souvenir d'une conversation qui fut une véritable recherche. Je sais que cela est ainsi car je m'en souviens comme d'une conversation âpre et polémique. Nous sommes aujourd'hui tous deux plus âgés; chacun de nous a dû poursuivre son propre chemin pour atteindre un niveau où nous puissions nous trouver en accord.

;nération comme étant une contribution importante à l'histoire de notre présent.
Oui, comme j'étais en chemin pour venir ici, à Brême, vous voir, je me suis dit que cela serait un cadeau exceptionnel aux lecteurs que de leur offrir vos vues sur le développement, quelque vingt-six ans après, particulièrement dans la mesure où « The Post-development Reader » a pour but de les aider à mieux comprendre l'ère du post-développement. Et maintenant que vous avez aimablement accepté de rompre votre long silence sur le développement, et que vous m'avez autorisé à m'entretenir avec vous dans le cadre d'une discussion amicale mais ouverte sur ce thème, je souhaiterais satisfaire ma curiosité sur un certain nombre de questions.
Si je ne me trompe pas, vous ne vous êtes jamais intéressé au genre d'action dont tirent fierté les missionnaires, les développementalistes ou les marxistes ainsi que d'autres intervenants sociaux ; concrètement, apporter des soins ou une aide à ceux qui sont présumés souffrir ou avoir besoin d'aide. Contrairement à eux, vous semblez considérer cette attitude comme à la fois non-aimante et irréaliste, arrogante et contre-productive. En revanche, vous vous êtes toujours intéressé à l'art de souffrir, en particulier à l'histoire des différentes cultures et leur façon de traiter la souffrance. Et vous avez regretté le fait que la modernité ait affecté très négativement cet art, alors qu'elle a créé de nouvelles et peut-être plus intolérables formes de souffrance.
Cette position a conduit un certain nombre de vos critiques à prétendre que vous seriez davantage intéressé par l'histoire des arts de souffrir que par les actions censées réduire ou éliminer diverses formes de souffrance. Je vous pose donc les questions suivantes : dans quelle mesure croyez-vous que la solidarité humaine implique que chacun doive de quelque manière répondre à la souffrance, que cela soit avec le but de la réduire ou de la transformer en exercice d'élévation qui serait l'opposé de ses formes déshumanisantes? Et si oui, ces réponses peuvent-elles être réalisées de façon digne et significative?

Ivan Illich
: Majid, il y a quelque chose de désarçonnant dans votre recherche. Nous sommes là, assis sur mon futon avec un samovar fumant devant nous, en train de nous reposer dans ma mansarde dans la maison de Brême de Barbara Duden ; vous êtes sur le point de partir pour aller célébrer le 75ème anniversaire de Dadaji ; moi pour encore une fois aller donner un cours sur l'histoire de l'iconoclasme à l'université. La nuit dernière, avec mes étudiants qui sont aussi vos lecteurs, nous avons fêté votre 70ème anniversaire. Aussi ne puis-je facilement rejeter votre demande. De plus, il m'est agréable de parler, car vos questions sont le poignant souvenir d'une conversation qui fut une véritable recherche. Je sais que cela est ainsi car je m'en souviens comme d'une conversation âpre et polémique. Nous sommes aujourd'hui tous deux plus âgés; chacun de nous a dû poursuivre son propre chemin pour atteindre un niveau où nous puissions nous trouver en accord.
Vous avez raison de croire que je doutais de la notion de développement. Depuis ma première rencontre avec elle, en tant que vice-président en charge du « développement » de l'université de Ponce, au Porto Rico, j'ai eu des doutes. C'était il y a exactement 40 ans, 12 ans avant que vous ne deveniez ministre de l'Éducation, 17 ans avant que chacun de nous ne surmonte sa timidité et que nous nous rencontrions à Téhéran, première rencontre au cours de laquelle nous avons longuement dégusté un ablambu, une grosse grenade. Une intuition guidée par mon rejet initial du développement. Je n'ai appris à formuler de raisons véritables que graduellement, au cours de temps qui coïncident avec notre amitié grandissante.

Pendant plus d'une décennie, ma critique s'est concentrée sur les procédures utilisées pour atteindre des buts que je ne remettais alors pas en cause. Je considérais que la scolarisation obligatoire était un moyen inapproprié d'atteindre une éducation universelle – qu'alors j'approuvais (
Une société sans école).Je rejetais les transports rapides comme moyen d'accès égalitaire (Énergie et Équité). Au cours de l'étape suivante, je devins à la fois plus radical et plus réaliste. Je commençai à interroger davantage les objectifs du développement que les agences, davantage les objectifs de l'éducation que les écoles, ceux de la santé que les hôpitaux. Mon regard s'est déplacé du processus à la direction générale de celui-ci, de l'investissement à l'orientation du vecteur, à l'objectif qu'il se proposait. Dans Némésis Médicale, ma principale préoccupation était la destruction de la matrice culturelle qui soutenait un art de vivre caractéristique d'un lieu et d'une époque. Plus tard, j'en suis venu à interroger la poursuite d'une abstraction, d'un idéal toujours plus éloigné appelé la santé.
Majid, ce n'est qu'après les livres auxquels vous venez de faire allusion – c'est-à-dire depuis les années 70 – que ma principale objection au développement s'est concentrée sur ses rituels. Ceux-ci ne génèrent pas simplement des buts spécifiques comme « l'éducation » ou « les transports », mais un état d'esprit non-éthique. Inévitablement, cette vaine quête transforme le bien en valeur; elle frustre la satisfaction du présent (satisfaction vient du latin satis – assez – et facere – faire –) de façon à ce que chacun recherche toujours quelque chose de meilleur qui réside dans le « pas encore ».

Majid Rahnema
: Ce matin, je vous apporte le message d'un jeune ami qui m'a demandé de vous remercier d'avoir laissé une profonde marque sur sa vie, car la première chose qu'il a apprise de vous était de toujours remettre en cause ses certitudes. Mais bien que cette leçon ait enrichi la vie de cet ami de bien des façons, elle a, je pense, également agi sur lui comme un facteur très déstabilisant, le décourageant de continuer à prendre part de façon active à la vie sociale comme il le faisait auparavant. En pensant à lui, je me demande parfois si la joie et la réelle clarté intérieure obtenues par ce type de questionnement ne peuvent pas quelque peu entraver la capacité de chacun de se lier au monde extérieur, de participer de façon significative à la vie de la société.
Pour vous aider à saisir la profondeur de ma question, je pense à une superbe réponse que vous avez faite à David Cayley quand il vous a demandé, « Une fois que l'on s'est dépouillé de ces certitudes et que l'on est devenu conscient de ce que sont les « besoins », les « soins », le « développement » – tout ce que ces précieux concepts peuvent être – une fois que l'on en a exploré les ressorts, que l'on a réalisé... à quel point ils peuvent être destructeurs, que faire? Est-ce votre conseil que de vivre dans les ténèbres? » Vous avez répondu avec emphase : « Non », avant d'ajouter : « portez une chandelle dans la nuit, sachez que vous êtes une lueur dans la nuit. »
Pour moi, il s'agit là d'une réponse bouddhiste, le genre de commentaire qui me fait parfois croire que, bien que vous soyez réticent à cette idée, vous êtes proche des bouddhistes dans certains domaines importants de la pensée et de l'action. Mais, pour refermer cette parenthèse, je me souviens que vous avez dit hier que les bouddhistes qui utilisent la méditation ou d'autres exercices « spirituels » tendent à davantage se concentrer sur leurs nombrils que sur les possibles conséquences de leur croyance en leur unité d'avec le monde. Ainsi, au nom de l'élimination des causes de souffrance, avez-vous dit, ils se coupent en réalité des souffrances des autres personnes plutôt que de les éprouver.
Maintenant, pour en revenir à David, comment pensez-vous que l'on puisse être une lueur dans la nuit et malgré tout développer, à un niveau social, la sorte de compassion et d'amour du monde qui imprègne toute votre pensée? Je sais que, pour vous, l'amitié est perçue comme une façon de réconcilier les deux, mais est-il possible d'étendre la grâce de l'amitié à tout le monde?

Ivan Illich
: Majid, vos questions sont comme des défis, plus des stimulations que des questions. Voilà que vous me demandez quelque chose qui s'intègre très bien à ce par quoi nous avons terminé notre session précédente. Racontez à votre ami l'histoire du Golestan de Saadi, l'histoire que vous nous avez contée lors de la célébration d'hier soir : « dans les annales d'Ardashîr Bâbakân, il est dit qu'il demanda à un médecin arabe quelle quantité de nourriture l'on devait ingérer par jour. Celui-ci répondit : « le poids de cent dirhams devrait suffire. » Le roi le pressa encore : « quelle force cette quantité donnera-t-elle? » Le médecin répondit : « cette quantité te portera; et ce qui est en plus de celle-ci, ce sera à toi de le porter ».
« Assez » est comme un tapis volant; je considère « plus » comme un poids, un fardeau qui, au cours du XXe siècle, est devenu si lourd que nous ne pouvons le charger sur nos épaules. Nous devons le charger sur des camions que nous devons acheter et entretenir.
L'histoire est vraie pour ce qui concerne les choses, qu'elles soient de la nourriture, des idées ou des livres. Mais elle ne s'applique pas aux amis. L'amitié ne peut être vraie que si elle est ouverte, inclusive, conviviale – que lorsqu'un troisième est complètement bienvenu. La chandelle qui brûle devant nous sert également à allumer notre pipe; une allumette ferait aussi bien l'affaire. Mais une allumette ne nous laisserait pas voir le reflet d'un troisième dans nos deux pupilles, ne nous rappellerait pas au souvenir de cette continuelle présence.
Revenons à présent à vos questions. Je me soucie de ce que les esprits, les coeurs et les rituels sociaux soient infectés par le développement, non seulement parce que cela affaiblit la beauté unique et la qualité du présent, mais aussi parce que cela affaiblit le « nous ». Comme vous le savez mieux que moi, la plupart des langues ont des mots sonnant différemment pour la première personne du pluriel, le nous. Vous utilisez une expression différente pour dire « vous et moi » et « nous deux ». Le grec ou le serbe utilisent dualis, et un autre mot pour désigner « ceux d'entre nous qui s'asseoient autour de la table » - à l'exclusion des autres ; et encore un autre pour se référer à ceux avec qui vous et moi passons notre vie quotidienne.
Ce raffinement de l'expérience de la première personne a été largement balayé partout où le développement s'est implanté. Le « nous » multiple était une caractéristique traditionnelle de la condition humaine; la « première personne du pluriel » est une fleur née du partage d'une vie bonne et conviviale. C'est l'opposé d'un « nous » statique, au sens d'une énumération conjointe représentée dans une colonne graphique. Le nouveau « nous », volontariste et vide, est le résultat d'une sujétion de vous et moi, ainsi que d'innombrables autres, à un même processus de gestion technique - « nous les chauffeurs », « nous les fumeurs », « nous les écologistes ». Le « je » qui expérimente est replacé au point abstrait où se recoupent différentes courbes statistiques.
Assurez votre ami qu'il ne sert ni de regarder son nombril ni de fuir la cité; seule compte une présence risquée à l'Autre, en s'ouvrant à un troisième aimé et absent, quelque fugitif qu'il puisse être. Et souvenez-vous qu'il est impossible de réaliser cela tant que la chandelle près de notre samovar est là pour « tout le monde ». L'effet le plus destructeur du développement est sa tendance à distraire mon regard de votre visage avec un fantôme, l'humanité, que je devrais aimer.


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