Le livre The Post-Development Reader, paru en 1997, contient une très
intéressante conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema. Le livre
n'ayant pas été traduit en français jusqu'à aujourd'hui, j'en ai effectué une
traduction personnelle, que je publie ici en deux parties. Voici la première :
une lueur dans la nuit. (utilisez plutôt
la version pdf pour lire, c'est plus confortable). Bonne lecture.
Tiré de "Twenty-Six Years Later; Ivan Illichin conversation with Majid Rahnema" publié dans "The Post-development Reader", Zed Books, Fernwood Publishing, 1997.
Majid Rahnema : Ivan, j'ai déjà été « contaminé » par bon
nombre de vos pensées sur le développement et l'éducation en lisant pour la
première fois votre discours sur « Le Développement comme pauvreté
programmée », suivi quelque temps après par votre brillant essai sur
l'Homme Épiméthéen. Tout comme vos autres écrits, ces textes montrent la
précision extrême de votre esprit, qui vous a permis de percer à jour bien des
opacités de notre époque. Cependant, le « développeur » en moi se
trouvait alors en grande difficulté, ne considérant votre attaque du nouveau
mythe que comme une habile provocation. Mais, à présent, leurs dimensions
prophétiques m'ont amené à en présenter au moins une à la jeune génération
comme étant une contribution importante à l'histoire de notre présent.
Oui, comme j'étais en chemin pour venir ici, à Brême, vous voir, je me suis dit
que cela serait un cadeau exceptionnel aux lecteurs que de leur offrir vos vues
sur le développement, quelque vingt-six ans après, particulièrement dans la
mesure où « The Post-development Reader » a pour but de les aider à
mieux comprendre l'ère du post-développement. Et maintenant que vous avez
aimablement accepté de rompre votre long silence sur le développement, et que
vous m'avez autorisé à m'entretenir avec vous dans le cadre d'une discussion
amicale mais ouverte sur ce thème, je souhaiterais satisfaire ma curiosité sur
un certain nombre de questions.
Si je ne me trompe pas, vous ne vous êtes jamais intéressé au genre d'action
dont tirent fierté les missionnaires, les développementalistes ou les marxistes
ainsi que d'autres intervenants sociaux ; concrètement, apporter des soins ou
une aide à ceux qui sont présumés souffrir ou avoir besoin d'aide.
Contrairement à eux, vous semblez considérer cette attitude comme à la fois
non-aimante et irréaliste, arrogante et contre-productive. En revanche, vous
vous êtes toujours intéressé à l'art de souffrir, en particulier à l'histoire
des différentes cultures et leur façon de traiter la souffrance. Et vous avez
regretté le fait que la modernité ait affecté très négativement cet art, alors
qu'elle a créé de nouvelles et peut-être plus intolérables formes de
souffrance.
Cette position a conduit un certain nombre de vos critiques à prétendre que
vous seriez davantage intéressé par l'histoire des arts de souffrir que par les
actions censées réduire ou éliminer diverses formes de souffrance. Je vous pose
donc les questions suivantes : dans quelle mesure croyez-vous que la solidarité
humaine implique que chacun doive de quelque manière répondre à la souffrance,
que cela soit avec le but de la réduire ou de la transformer en exercice
d'élévation qui serait l'opposé de ses formes déshumanisantes? Et si oui, ces
réponses peuvent-elles être réalisées de façon digne et significative?
Ivan Illich : Majid, il y a quelque chose de désarçonnant dans votre
recherche. Nous sommes là, assis sur mon futon avec un samovar fumant devant
nous, en train de nous reposer dans ma mansarde dans la maison de Brême de
Barbara
Duden ; vous êtes sur le point de partir pour aller célébrer le 75ème
anniversaire de Dadaji ; moi
pour encore une fois aller donner un cours sur l'histoire de l'iconoclasme à
l'université. La nuit dernière, avec mes étudiants qui sont aussi vos lecteurs,
nous avons fêté votre 70ème anniversaire. Aussi ne puis-je facilement
rejeter votre demande. De plus, il m'est agréable de parler, car vos questions
sont le poignant souvenir d'une conversation qui fut une véritable recherche.
Je sais que cela est ainsi car je m'en souviens comme d'une conversation âpre
et polémique. Nous sommes aujourd'hui tous deux plus âgés; chacun de nous a dû
poursuivre son propre chemin pour atteindre un niveau où nous puissions nous
trouver en accord.
;nération
comme étant une contribution importante à l'histoire de notre présent.
Oui, comme j'étais en chemin pour venir ici, à Brême, vous voir, je me suis dit
que cela serait un cadeau exceptionnel aux lecteurs que de leur offrir vos vues
sur le développement, quelque vingt-six ans après, particulièrement dans la
mesure où « The Post-development Reader » a pour but de les aider à
mieux comprendre l'ère du post-développement. Et maintenant que vous avez
aimablement accepté de rompre votre long silence sur le développement, et que
vous m'avez autorisé à m'entretenir avec vous dans le cadre d'une discussion
amicale mais ouverte sur ce thème, je souhaiterais satisfaire ma curiosité sur
un certain nombre de questions.
Si je ne me trompe pas, vous ne vous êtes jamais intéressé au genre d'action
dont tirent fierté les missionnaires, les développementalistes ou les marxistes
ainsi que d'autres intervenants sociaux ; concrètement, apporter des soins ou
une aide à ceux qui sont présumés souffrir ou avoir besoin d'aide.
Contrairement à eux, vous semblez considérer cette attitude comme à la fois
non-aimante et irréaliste, arrogante et contre-productive. En revanche, vous
vous êtes toujours intéressé à l'art de souffrir, en particulier à l'histoire
des différentes cultures et leur façon de traiter la souffrance. Et vous avez
regretté le fait que la modernité ait affecté très négativement cet art, alors
qu'elle a créé de nouvelles et peut-être plus intolérables formes de
souffrance.
Cette position a conduit un certain nombre de vos critiques à prétendre que
vous seriez davantage intéressé par l'histoire des arts de souffrir que par les
actions censées réduire ou éliminer diverses formes de souffrance. Je vous pose
donc les questions suivantes : dans quelle mesure croyez-vous que la solidarité
humaine implique que chacun doive de quelque manière répondre à la souffrance,
que cela soit avec le but de la réduire ou de la transformer en exercice
d'élévation qui serait l'opposé de ses formes déshumanisantes? Et si oui, ces
réponses peuvent-elles être réalisées de façon digne et significative?
Ivan Illich : Majid, il y a quelque chose de désarçonnant dans votre
recherche. Nous sommes là, assis sur mon futon avec un samovar fumant devant
nous, en train de nous reposer dans ma mansarde dans la maison de Brême de
Barbara
Duden ; vous êtes sur le point de partir pour aller célébrer le 75ème
anniversaire de Dadaji ; moi
pour encore une fois aller donner un cours sur l'histoire de l'iconoclasme à
l'université. La nuit dernière, avec mes étudiants qui sont aussi vos lecteurs,
nous avons fêté votre 70ème anniversaire. Aussi ne puis-je facilement
rejeter votre demande. De plus, il m'est agréable de parler, car vos questions
sont le poignant souvenir d'une conversation qui fut une véritable recherche.
Je sais que cela est ainsi car je m'en souviens comme d'une conversation âpre
et polémique. Nous sommes aujourd'hui tous deux plus âgés; chacun de nous a dû
poursuivre son propre chemin pour atteindre un niveau où nous puissions nous
trouver en accord.
Vous avez raison de croire que je doutais de la notion de développement. Depuis
ma première rencontre avec elle, en tant que vice-président en charge du
« développement » de l'université de Ponce, au Porto Rico, j'ai eu
des doutes. C'était il y a exactement 40 ans, 12 ans avant que vous ne deveniez
ministre de l'Éducation, 17 ans avant que chacun de nous ne surmonte sa
timidité et que nous nous rencontrions à Téhéran, première rencontre au cours
de laquelle nous avons longuement dégusté un ablambu, une grosse grenade. Une intuition guidée par mon
rejet initial du développement. Je n'ai appris à formuler de raisons véritables
que graduellement, au cours de temps qui coïncident avec notre amitié
grandissante.
Pendant plus d'une décennie, ma critique s'est concentrée sur les procédures
utilisées pour atteindre des buts que je ne remettais alors pas en cause. Je
considérais que la scolarisation obligatoire était un moyen inapproprié
d'atteindre une éducation universelle – qu'alors j'approuvais (Une
société sans école).Je rejetais les
transports rapides comme moyen d'accès égalitaire (Énergie et Équité).
Au cours de l'étape suivante, je devins à la fois plus radical et plus
réaliste. Je commençai à interroger davantage les objectifs du développement
que les agences, davantage les objectifs de l'éducation que les écoles, ceux de
la santé que les hôpitaux. Mon regard s'est déplacé du processus à la direction
générale de celui-ci, de l'investissement à l'orientation du vecteur, à
l'objectif qu'il se proposait. Dans Némésis Médicale, ma principale
préoccupation était la destruction de la matrice culturelle qui soutenait un
art de vivre caractéristique d'un lieu et d'une époque. Plus tard, j'en suis
venu à interroger la poursuite d'une abstraction, d'un idéal toujours plus
éloigné appelé la santé.
Majid, ce n'est qu'après les livres auxquels vous venez de faire allusion –
c'est-à-dire depuis les années 70 – que ma principale objection au
développement s'est concentrée sur ses rituels. Ceux-ci ne génèrent pas
simplement des buts spécifiques comme « l'éducation » ou « les
transports », mais un état d'esprit non-éthique. Inévitablement, cette
vaine quête transforme le bien en valeur; elle frustre la satisfaction du
présent (satisfaction vient du latin satis – assez – et
facere – faire –) de façon à ce que chacun recherche toujours quelque
chose de meilleur qui réside dans le « pas encore ».
Majid Rahnema : Ce matin, je vous apporte le message d'un jeune ami
qui m'a demandé de vous remercier d'avoir laissé une profonde marque sur sa
vie, car la première chose qu'il a apprise de vous était de toujours remettre
en cause ses certitudes. Mais bien que cette leçon ait enrichi la vie de cet
ami de bien des façons, elle a, je pense, également agi sur lui comme un
facteur très déstabilisant, le décourageant de continuer à prendre part de
façon active à la vie sociale comme il le faisait auparavant. En pensant à lui,
je me demande parfois si la joie et la réelle clarté intérieure obtenues par ce
type de questionnement ne peuvent pas quelque peu entraver la capacité de
chacun de se lier au monde extérieur, de participer de façon significative à la
vie de la société.
Pour vous aider à saisir la profondeur de ma question, je pense à une superbe
réponse que vous avez faite à David Cayley quand il vous a demandé,
« Une fois que l'on s'est dépouillé de ces certitudes et que l'on est
devenu conscient de ce que sont les « besoins », les
« soins », le « développement » – tout ce que ces précieux
concepts peuvent être – une fois que l'on en a exploré les ressorts, que l'on a
réalisé... à quel point ils peuvent être destructeurs, que faire? Est-ce votre
conseil que de vivre dans les ténèbres? » Vous avez répondu avec
emphase : « Non », avant d'ajouter : « portez une
chandelle dans la nuit, sachez que vous êtes une lueur dans la
nuit. »
Pour moi, il s'agit là d'une réponse bouddhiste, le genre de commentaire qui me
fait parfois croire que, bien que vous soyez réticent à cette idée, vous êtes
proche des bouddhistes dans certains domaines importants de la pensée et de
l'action. Mais, pour refermer cette parenthèse, je me souviens que vous avez
dit hier que les bouddhistes qui utilisent la méditation ou d'autres exercices
« spirituels » tendent à davantage se concentrer sur leurs nombrils
que sur les possibles conséquences de leur croyance en leur unité d'avec le
monde. Ainsi, au nom de l'élimination des causes de souffrance, avez-vous dit,
ils se coupent en réalité des souffrances des autres personnes plutôt que de
les éprouver.
Maintenant, pour en revenir à David, comment pensez-vous que l'on puisse être
une lueur dans la nuit et malgré tout développer, à un niveau social, la sorte
de compassion et d'amour du monde qui imprègne toute votre pensée? Je sais que,
pour vous, l'amitié est perçue comme une façon de réconcilier les deux, mais
est-il possible d'étendre la grâce de l'amitié à tout le monde?
Ivan Illich : Majid, vos questions sont comme des défis, plus des
stimulations que des questions. Voilà que vous me demandez quelque chose qui
s'intègre très bien à ce par quoi nous avons terminé notre session précédente.
Racontez à votre ami l'histoire du Golestan de Saadi, l'histoire que vous nous
avez contée lors de la célébration d'hier soir : « dans les annales
d'Ardashîr Bâbakân, il est dit qu'il demanda à un médecin arabe quelle quantité
de nourriture l'on devait ingérer par jour. Celui-ci répondit : « le
poids de cent dirhams devrait suffire. » Le roi le pressa encore :
« quelle force cette quantité donnera-t-elle? » Le médecin
répondit : « cette quantité te portera; et ce qui est en plus de
celle-ci, ce sera à toi de le porter ».
« Assez » est comme un tapis volant; je considère « plus »
comme un poids, un fardeau qui, au cours du XXe siècle, est devenu si lourd que
nous ne pouvons le charger sur nos épaules. Nous devons le charger sur des
camions que nous devons acheter et entretenir.
L'histoire est vraie pour ce qui concerne les choses, qu'elles soient de la
nourriture, des idées ou des livres. Mais elle ne s'applique pas aux amis.
L'amitié ne peut être vraie que si elle est ouverte, inclusive, conviviale –
que lorsqu'un troisième est complètement bienvenu. La chandelle qui brûle
devant nous sert également à allumer notre pipe; une allumette ferait aussi
bien l'affaire. Mais une allumette ne nous laisserait pas voir le reflet d'un
troisième dans nos deux pupilles, ne nous rappellerait pas au souvenir de cette
continuelle présence.
Revenons à présent à vos questions. Je me soucie de ce que les esprits, les
coeurs et les rituels sociaux soient infectés par le développement, non
seulement parce que cela affaiblit la beauté unique et la qualité du présent,
mais aussi parce que cela affaiblit le « nous ». Comme vous le savez
mieux que moi, la plupart des langues ont des mots sonnant différemment pour la
première personne du pluriel, le nous. Vous utilisez une expression différente
pour dire « vous et moi » et « nous deux ». Le grec ou le
serbe utilisent dualis, et un autre mot pour désigner « ceux
d'entre nous qui s'asseoient autour de la table » - à l'exclusion des
autres ; et encore un autre pour se référer à ceux avec qui vous et moi passons
notre vie quotidienne.
Ce raffinement de l'expérience de la première personne a été largement balayé
partout où le développement s'est implanté. Le « nous » multiple
était une caractéristique traditionnelle de la condition humaine; la
« première personne du pluriel » est une fleur née du partage d'une
vie bonne et conviviale. C'est l'opposé d'un « nous » statique, au
sens d'une énumération conjointe représentée dans une colonne graphique. Le
nouveau « nous », volontariste et vide, est le résultat d'une
sujétion de vous et moi, ainsi que d'innombrables autres, à un même processus
de gestion technique - « nous les chauffeurs », « nous les
fumeurs », « nous les écologistes ». Le « je » qui
expérimente est replacé au point abstrait où se recoupent différentes courbes
statistiques.
Assurez votre ami qu'il ne sert ni de regarder son nombril ni de fuir la cité;
seule compte une présence risquée à l'Autre, en s'ouvrant à un troisième aimé
et absent, quelque fugitif qu'il puisse être. Et souvenez-vous qu'il est
impossible de réaliser cela tant que la chandelle près de notre samovar est là
pour « tout le monde ». L'effet le plus destructeur du développement
est sa tendance à distraire mon regard de votre visage avec un fantôme,
l'humanité, que je devrais aimer.