Suite et fin de la conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema.
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Majid Rahnema : Vous avez fait partie des premières personnes à
rejeter la pertinence du développement, à le considérer comme une intervention
non-éthique et dangereuse dans la vie d'autrui. Je croyais alors, comme de
nombreux intellectuels du soi-disant Tiers-Monde, que le développement était
une revendication légitime des victimes de l'ordre colonial. Comme il nous
semblait que ce développement était une condition préalable à leur pleine
indépendance, votre attitude nous apparaissait comme une provocation totale.
Nombre d'entre nous considèrent aujourd'hui que vous aviez fondamentalement
raison, dans la mesure où le développement a servi des intérêts qui n'avaient
rien à voir avec les souffrances des gens. En fait il a été utilisé comme une
sorte de « défoliant culturel », un puissant moyen pour détruire le système
immunitaire des victimes. Pire encore, ce qui me paraît comme le nouveau SIDA
s'est rapidement développé à un tel point que même les mouvements populaires me
paraissent aujourd'hui avoir été cooptés dans le processus. Dans ces
circonstances, (a) pensez-vous qu'il y ait la moindre chance pour que les
victimes changent d'état d'esprit, ou trouvent des alternatives significatives
à leur condition présente? (b) Votre rejet du développement est-il encore basé
sur ses aspects non-éthiques, son incapacité à prendre en compte les
souffrances des gens, ses fausses prétentions à passer pour un acte de
solidarité, ou provient-il de votre position philosophique plus vaste
consistant à dire que toute institutionnalisation du geste du bon Samaritain
est vouée au désastre?
Ivan Illich : Majid, à Puerto Rico j'ai démissionné de l'université
plutôt que de l'étendre au prix des ressources destinées aux écoles
élémentaires publiques. Plus tard, j'ai été sérieusement blessé dans mes
tentatives pour entraver l'invasion des missionnaires du développement en
Amérique Latine. Vous avez demandé que nous réfléchissions ensemble aux chemins
que nous avons tous les deux parcourus. Allons un peu plus loin. Dans un
premier temps, j'ai pris pour modèles les pamphlétaires des Lumières. Pendant
les années 50, j'appelai à ce que l'on reconnaisse les injustices silencieuses
véhiculées implicitement par les organisations professionnelles, financées
publiquement, de professeurs, de travailleurs sociaux et de médecins. Dans ma
bataille contre l'invasion des volontaires, j'en appelai à la raison. Mon livre
Libérer l'Avenir exprime cette tentative. Dans un deuxième temps, ma
rhétorique s'est inspirée d'histoires de mythes. J'attirai l'attention sur la
fabrication de nouvelles mentalités où la soif fait dire « J'ai envie d'un
Coca-cola », « bien » se traduit par « plus » et le
désir devient mimétique. J'aurais aimé être un dramaturge comme Sartre ou
Beckett. J'aurais ainsi pu faire passer la cravate à Sisyphe, placer Prométhée
devant un ordinateur – comme j'ai mis le médecin qui niait la mort en blouse
blanche. Dans mes batailles contre les objectifs illusoires et donc
destructeurs, j'essayais de raconter des histoires, comme Énergie et
Équité ou Le Travail Fantôme. Dans un troisième temps, j'ai
risqué de perdre mon public plutôt que d'écrire de nouvelles versions
d'histoires déjà publiées dans les années 60. Les performances de la
scolarisation, de la médicalisation, du rangement et des livraisons d'êtres
humains par le transport motorisé étaient à l'époque reproduites sur de
nombreuses scènes.
Vous avez été de ceux qui me poussèrent à faire au droit ou au travail social
ce que j'avais déjà fait aux institutions d'éducation, de transport et de
santé. Je refusai. Je ne voulais pas restreindre mon analyse aux conséquences
techniques et sociales non-désirées de l'éducation, de la santé et de la
productivité. Je pensais que je devais regarder ces fantasmes comme un
terrifiant ogre grec, un destin funeste à la poursuite duquel tous, hormis
quelques-uns parmi les riches et les protégés, risquaient de se faire broyer
par les rituels mêmes créés pour le rejoindre.
Vous me demandez à présent comment éviter de blâmer les victimes du
développement. Je ne pense pas que nous le puissions, ou que nous le devions.
L'entreprise de transformation de la condition humaine* (*en français
dans le texte) a été couronnée de succès. Et cette condition
« humaine » est et demeure liée au développement, en dépit du fait
que ce dernier soit un désastre. Votre tâche, et la mienne, ne peut être que de
rechercher comment nous pouvons faire confiance, aimer et souffrir dans un
milieu qui noie nos voix et rend les lueurs de nos vies invisibles. Étant donné
ce que nous sommes, deux personnes très privilégiées qui ont été bien trop
lentes à reconnaître la vérité, nous devons à présent témoigner de ce que nous
savons.
Pour en revenir aux « victimes » du développement. Toutes ne sont pas
semblables. Je dois vous demander : vous souvenez-vous du père de Charlie, au
Ghana? Avec son grand élevage de poulets, il a malgré tout fait faillite pour
envoyer son fils dans les écoles des missionnaires apprendre des techniques
qui, entre-temps, étaient devenues obsolètes. Ou encore, vous rappellez-vous
mon ancien collègue de l'université de Brème? Il avait tenté, trop tard, de se
libérer des tortures de la chimiothérapie afin de mourir d'une mort paisible,
adoucie par quelques grains d'opium. Ceux-là et leurs semblables ont obtenu ce
qu'ils avaient demandé; leur destin ne leur a pas été imposé. Ils ont été des
« victimes » parce que, d'un certain point de vue, ils étaient des
privilégiés : le père de Charlie parce qu'il était proche des missionnaires;
mon collègue parce qu'il avait une bonne assurance.
Mais peut-être ne pensez-vous pas aux privilégiés mais aux
« masses », celles que l'on a introduites à la chaîne dans la
modernité, celles que l'on a convoyées vers la dépendance aux antibiotiques et
le remplacement de leurs stocks de semences traditionnelles par des variétés
« améliorées ». Peut-être pensez-vous à celles qui sont soumises aux
lois de scolarisation obligatoire mais qui n'ont pas la possibilité de se
rendre à l'école; à ces innombrables personnes que l'on a arrachés à leurs
cultures pour leur faire rejoindre la majorité mondiale des
sous-consommateurs.
Majid, au cours de toutes ces années passées ensemble nous avons tous deux pris
une leçon d'impuissance. Il fut un temps où nous nous sentions impuissants à
agir; aujourd'hui nous nous sentons même impuissants à conseiller. Nous avons
tous deux découvert que la « responsabilité sociale » qui nous avait
motivés était elle-même le résultat de la croyance au même progrès que celui
qui engendrait l'idée de développement. La responsabilité sociale, nous le
savons maintenant, est le point vulnérable d'un étrange sentiment de puissance
par l'intermédiaire duquel nous nous imaginons capables de rendre le monde
meilleur. Nous nous empêchons ainsi de devenir véritablement présents à ceux
qui nous sont assez proches pour que nous puissions les toucher. Nous avons dû
voir clair à travers la notion de responsabilité – qui, dans son acception
non-légale, n'a pas plus d'un siècle – pour accepter la leçon
d'impuissance.
Nous avons dû prendre ces leçons d'impuissance pour véritablement renoncer au
développement. Cela signifie que nous ne sommes pas plus puissants que nos
grands-pères : le vôtre, un saint homme de l'Islam historiquement influent en
Iran; le mien, un Juif finançant une kyrielle d'écoles Allemandes Luthériennes
avec de l'argent gagné en détruisant les forêts de Bosnie.
M.R. : Il y a environ quatre ans, dans une déclaration rédigée
par vous et un groupe d'amis préoccupés par l'environnement, vous avez défini
la vertu comme « cette forme, cet ordre et ce sens de l'action
renseignée par la tradition, liée au lieu, et qualifiée par les choix effectués
parmi la panoplie habituelle de l'acteur »; et vous notiez
qu' « une telle vertu se trouve traditionnellement dans le
travail, l'artisanat, l'habitat et les souffrances nées du sol particulier que
ces actions-là ont enrichi de leurs traces, et non d'une terre, d'un
environnement ou d'un système abstrait ». Pour moi, cette déclaration
représente l'essence de vos critiques du développement, non seulement une
guerre contre les liens régénérants de ces gens avec ce sol mais aussi une
tentative stupide de destruction de cette vertu et de son remplacement par des
méthodes scientifiques de gestion et de contrôle des ressources. Depuis vos
premiers essais sur les dangers des projets de développement, même les ONG
« vertueuses » et les organisations populaires ont fini par dévaluer
la vertu en espérant trouver davantage de « ressources » afin que les
bénéfices du développement rejaillissent sur les exclus. Dans le même temps, au
Nord, la vertu semble avoir connu une forme de mutation par traitement
démocratique. Elle est remplacée par une forme universellement définie de soins
ou d'aides préparées par les politiques et leurs équipes choisies d'experts et
de professionnels.
Dans ces circonstances (que vous aviez déjà prévues dans les
années 60), pensez-vous qu'il existe encore des espaces inexploités, aussi bien
dans les sociétés vernaculaires que dans les sociétés industrielles, où le
vieux modèle de vertu pourrait avoir une chance de pouvoir croître sans danger?
Des espaces qui pourraient pointer vers ce que vous avez appelé « un
changement majeur de direction à la recherche d'un futur d'espérance »?
Et, dans l'affirmative, pourriez-vous développer ? Veuillez, s'il vous plaît,
considérer que je ne vous pose pas cette question dans le cadre hypothétique de
la gestion d'un autre futur planifié, mais, pour utiliser une expression
foucaldienne, en vous considérant comme un historien du présent.
I.I. : Majid, la réponse est simple. Oui, il existe de tels
espaces. La plupart d'entre nous, aussi précaires que soient nos situations,
peut encore en revendiquer ou en indiquer des traces. Nous pouvons également
faire cela avec le souvenir de quelqu'un d'absent. Nous pouvons, l'un pour
l'autre, être une source de clarté et de bonté; cela, ainsi que les spaghettis,
est tout ce que nous avons à partager.
Majid, lorsque je regarde votre visage, je devine que vous pensez à la
déconvenue, voire même au mépris de vos futurs lecteurs. Il existe des
personnes honnêtes qui veulent faire le bien, et qui pourraient permettre à
l'amitié d'être le germe d'actions politiques. Je reconnais que leur
interprétation politique de l'amitié prend sa source dans une tradition
vénérable. Cette notion sépare Aristote de son professeur, Platon. Pendant deux
millénaires, cette conception politique de l'amitié a été assez forte pour
illuminer la pratique politique occidentale. Mais cette période est révolue. La
possibilité qu'une ville soit un milieu propice à la recherche commune du bien
a disparu. Vous m'avez souvent parlé des temps où l'Islam pouvait encore former
une cité éthique. Cependant, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, nous vivons à
présent « après l'ethos », ou, pour le dire comme Alasdair MacIntyre,
« après la vertu ».
L'engagement dans le progrès a éteint la possibilité d'une configuration
négociée au sein de laquelle une recherche du bien commun pouvait prendre
place. Les techniques d'information, de communication et de gestion définissent
à présent le processus politique, la vie politique est devenue un euphémisme.
L'amitié politique, qui pour Aristote était le résultat de la pratique des
vertus civiques aussi bien au foyer que sur le forum, est, dès lors,
inévitablement corrompue, aussi élevées soient les intentions de ceux qui la
promeuvent. Dans un monde réglé sur le développement, peu importe le stade
économique atteint, le bien ne peut venir que du type de complémentarité
personnelle que Platon, et non Aristote, avait en tête. Se dédier l'un à
l'autre génère le seul espace qui permet ce que vous demandez : un mini-espace
au sein duquel nous pouvons nous entendre sur la poursuite du bien.