C'est entendu : la nourriture est un aspect fondamental de notre existence.
Nous sommes en partie ce que nous mangeons, et notre façon de nous nourrir a un
impact direct sur notre santé et l'environnement. Ainsi, un conducteur de 4x4
végétalien n'a qu'une empreinte écologique légèrement supérieure (autour de
20%) à celle d'un cycliste qui mange de la viande tous les jours, tant
l'élevage animal intensif a un impact destructeur sur les écosystèmes. De même,
les modes industriels de production alimentaire et d'utilisation des animaux
sont une abomination, une barbarie d'autant plus atroce qu'elle est banale et
silencieuse (voir le film
Notre Pain Quotidien qui devrait vous faire passer le goût du steak de
grande surface). Nous détruisons, nous annihilons, bref nous allons passer un
sale quart d'heure quand nous aurons transformé notre environnement en désert
et ce sera de notre faute. Ma faute ?
Un jour, j'ai assisté à un barbecue végétarien: j'ai failli me faire casser la
figure pour avoir écrasé un moustique. Une autre fois, je me suis presque battu
avec la copine végétarienne d'un ami suite à une réflexion vaseuse de ma part
sur la nécessité de conférer la forme d'une saucisse à de la pâte de protéine
végétale. J'ai récemment échappé de peu à un sermon hargneux de la part d'une
militante pour ne pas avoir imprimé recto-verso un document d'une centaine de
pages (il m'a fallu sortir la preuve du crime en cachette des bureaux). Je
reconnais volontiers avoir la bêtise et la provocation faciles; pourtant je
suis d'un naturel pacifique, je préfère la discussion à l'affrontement, je
finis en général par reconnaître mes torts et il est rare que je subisse de
telles situations. Mais c'est plus fort que moi : je ne supporte pas les
moralisateurs, a fortiori quand leur morale est à vendre, sous forme
d'équivalents carbone ou d'alimentation bio par exemple. Pour moi, la morale
est affaire de conscience, pas de démonstration sociale (et encore moins de
marché, cela va sans dire). Il faut reconnaître que toute une frange de la
gauche prétend aujourd'hui à la bonne conscience au prétexte qu'elle ne mange
pas de viande, qu'elle émet moins de carbone que ses voisins de droite ou
qu'elle a les moyens de se payer une bonne conscience écolo. Bien que cela
parte d'une intention généreuse et d'un mouvement nécessaire, je trouve cela
pénible, injuste et dangereux. Pourquoi?
Pénible : les moralisateurs éliminent la discussion et l'humour, érigent des
interdits et des tabous, bref construisent une morale étanche et c'est
étouffant. J'ai quitté l'église catholique, ce n'est pas pour y revenir.
Combien de fois faudra-t-il répéter l'adage de Paracelse : « Tout est
poison, rien n'est sans poison. Seule la dose fait qu’une chose n’est pas un
poison. » Nous pouvons manger tout ce que notre système digestif peut
supporter, le tofu à haute dose est mortel, qu'on se le dise ! Si vous voulez
sacrifier une chose que vous aimez dans votre alimentation, à votre aise, mais
ne faites pas payer aux autres les conséquences de votre sacrifice : un
sacrifice (du latin sacrum facere, faire le sacré) est une violence et
dans ce cas dirigée contre vous-même, sachez ce que vous faites et
pourquoi.
Injuste : hier vous étiez pauvre, aujourd'hui vous êtes en plus un salaud parce
qu'il se trouve qu'avec le commerce équitable, l'éthique est devenu un produit
qu'on peut acheter. Il est inique de faire reposer exclusivement sur l'individu
la responsabilité d'un problème collectif : les mêmes entreprises qui, poussées
par les gouvernements du moment et notre appétit de pouvoir à tous, font de
l'écoblanchiment, verdissent leur image et investissent dans les produits bio
sont les premières à courir derrière une compétitivité et une croissance dont
on connaît les conséquences environnementales. Personne n'a pu prouver que
l'écologie était soluble dans la croissance économique, le « développement
durable » est une contradiction dans les termes.
Dangereux : de tels comportements sont tout d'abord nuisibles au mouvement
écologiste lui-même. Le personnage de l'extrémiste moralisateur – ou, pire,
terroriste de type Unabomber – est une cible idéale pour la communication des
multinationales, qui peuvent ainsi prétendre se soucier d'écologie en évacuant
la radicalité du changement à mener (ou en la vendant, ce qui revient au même).
Ou comment servir efficacement ce contre quoi on croit lutter.
Mais surtout, les comportements moralisateurs sont dangereux à l'ère des
possibilités de contrôle avancées des individus. Avec une chose comme la puce
RFID, il sera très prochainement possible de contrôler tout ce que vous faites
; comment vous vous déplacez, ce que vous mangez, ce que vous dites et à qui,
la quantité d'énergie que vous consommez. À partir du moment où ce n'est plus
un problème technique, c'est un problème politique ; et des comportements
moralisateurs, les prétentions de savoir le bien à la place d'autrui, font
qu'il sera possible à un homme politique de se faire élire sur un thème de
contrôle total des individus « pour sauver la planète » (qui, soit
dit en passant, se fiche bien d'être sauvée : elle en a vu d'autres. C'est nous
qui sommes en danger, pas elle).
Réfléchissez-y à deux fois : jusqu'où sommes-nous prêts à aller dans le
contrôle politique individuel pour des motifs écologiques ? La crise
environnementale actuelle peut-elle être résolue par les mêmes modes de pensée
qui l'ont créée ? « Gérer la planète » : quelle prétention ! Comme si
nous en étions capables ! La laisser davantage en paix me paraît bien la seule
manière de nous sauver... Et il existe des solutions en ce sens, comme la
permaculture...
pour lesquelles les moralisateurs ne nous seront heureusement d'aucun
secours.