Deuxième rencontre avec H. P. Lovecraft sur le bdb, « Les Montagnes Hallucinées » nous ayant laissé un souvenir plutôt mitigé. 2013, année de la seconde chance, peut être. J’avais acheté « « L'Affaire Charles Dexter Ward » en pensant le dévorer en quelques heures, fragmentées entre temps de transport et apaisement ensommeillé. Et puis, il m’est venu l’envie de trouver une condition, un moment qui permettrait de l’apprécier à son apogée. Comme une vieille bouteille endormie, je l’ai patiemment attendu, lui jetant des coups d’œil autoritaires de temps en temps. Et puis finalement les vacances sont arrivées, et avec elles la possibilité de construire ce momentum tant attendu. Sa lecture devait se faire à la manière d’un conte ou d’une histoire que l’on écoute au coin du feu, avec dans le rôle du narrateur le docteur Willet, unique « voix » de l’ouvrage. Emmanuel et un autre ami, l’ayant lu jeunes et semblant en avoir gardé un souvenir ému, j’étais à mon tour fin prêt à perdre ma santé mentale dans les environs de Providence…
L’avis de JB
Creer les conditions de l'effroi
Publié en 1927, « L'Affaire Charles Dexter Ward » est l’un des rares romans de l’auteur, plutôt nouvelliste. Court ouvrage, il raconte la lente descente vers la folie du jeune Charles Dexter Ward, après la découverte de la tombe d’un de ses aïeuls, Joseph Curwen. Sorcier, nécromant ou simple apprenti alchimiste, celui-ci a mené une vie « Draculesque » avant d’être éliminépar des villageois devenus trop soupçonneux.
Disons le tout de suite : les amoureux de Lovecraft ne serons pas dépaysés. Un brin d’occultisme, quelques évocations du mythe de Cthulu, et biensûr un cadre très familier, Providence peignant le décor d’un tableau aux teintes bien sombres. Comme chez Poe, il y a cette envie chez Lovecraft de créer une peur 2.0. Un frisson qui nait, que l’on entretient, qui harcèle, pique et disparait. La narration par le biais du journal intime du Dr Willet joue beaucoup en cette faveur, en détournant un cadre familier et rassurant (le journal) devenu théâtre chaotique des angoisses et des doutes. Le choix du vocabulaire sous-tend également la volonté de l’auteur de faire peur au point de devenir fou, d’y laisser sa santé mentale :
« Ruisselant de sueur, dépourvu de tout moyen d'éclairage, accablé par le souvenir d'une effroyable vision, il songeait avec horreur que des douzaines de ces créatures terrifiantes vivaient encore au-dessous de lui, et qu'un des puits était resté ouvert... »
Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu Rl'yeh wgah'nagl fhtagn
Tous les personnages sont dépassés, terrifiés et au bord de la perte de contrôle. Alors que son fils Charles s’enfonce jour après jour dans les notes occultes de son aïeul, le père mène une timide enquête par peur de ce qu’il découvrira. Le jeune homme est, quant à lui, érigé en apprenti Icare jouant au savant fou. On le pense fou, schizophrène, et il est interné alors qu’il est plus victime apeuré que bourreau sanguinaire. C’est finalement en cela que la comparaison avec « Dr Jekyll et Mr Hyde » ou « Le portrait de Dorian Gray », parallèles évidents, est finalement délicate. Stevenson et Wilde ont fait de leurs héros des jouisseurs punis alors que Lovecraft a voulu Charles dépassé par des forces dont il n’imaginait même pas l’existence. Il est en somme des forces en ce monde qui nous frôlet et contre lesquelles il convient d’interagir avec prudence, « N’évoquez Aucun Esprit que vous ne puissiez dominer » est une expression qui revient à plusieurs reprises à travers l’ouvrage.
Bien que le récit soit un peu long à se lancer, l’amateur de littérature fantastique passera un agréable moment. Sans avoir « peur », on ne peut que saluer le travail fait pour créer une ambiance, monter un décor et laisser suffisamment de zones d’ombres pour créer une part de mystère. L’écriture est en retrait par rapport au style si caractéristique de l’auteur, assurément Lovecraft n’aura pas pu tout écrire. Il se concentre avec talent et application à écrire ce qu’il aime, ce qui l’a sans doute obsédé et à se faire l’archiviste d’une mythologie qu’il a monté de toutes pièces. La force de « l’Affaire Charles Dexter Ward » est de pouvoir être une pièce du puzzle pour le connaisseur ou un one shot de qualité pour le profane.
A lire ou pas ?
Un petit (mais franc) oui. Sans vous faire hurler de terreur ou pleurer de joie devant ses qualités littéraires, « L’Affaire Charles Dexter Ward » vaut le détour pour l’amateur de littérature fantastique en quête d’une alternative plus méconnue qu’un « Frankenstein » ou de meilleure qualité qu’un "Carmillia" de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour les fans de Lovecraft, sa lecture est évidemment une nécessité…