Aux sources de la peinture Aborigène au Musée du Quai Branly (Paris 7)

Publié le 03 janvier 2013 par Carnetauxpetiteschoses @O_petiteschoses

Comme toujours, en arrivant déjà, le lieu nous plonge dans une autre atmosphère et réussit pour quelques heures à nous couper du quotidien. Cette fois c’est une sacrée évasion que nous réserve l’exposition qui nous entraine Aux sources de la peinture Aborigène.

C’est après une traversée irréelle du jardin phosphorescent, qu’on pénètre dans l’exposition, et en même temps à l’autre bout de la planète.

Histoire et temporalité Aborigènes

On ne sait pas vraiment depuis quand les Aborigènes sont en Australie. Actuellement, ils occupent les zones centrales désertiques du pays, notamment autour de la ville d’Alice Springs et au nord à proximité de la ville de Darwin.

Dans l’exposition, nous allons voir chronologiquement se dessiner devant nos yeux l’histoire de cette peinture magique, animée par deux dynamiques complémentaires : la force des traditions ancestrales inscrites dans la nation et ses codes, et la volonté des artistes d’embrasser les changements économiques et sociaux liés à la colonisation et ses conséquences. Cette reconstitution historique rencontrera aussi la temporalité des Aborigènes, celle qui traite du « temps du rêve », du « commencement »… Il s’agit d’une croyance singulière, le temps du rêve est celui d’une période comme le dit l’ethnologue Françoise Dussart « ancestrale et immuable, durant laquelle des êtres mythiques sortirent de la Terre alors sans relief (…) Ils voyagèrent et laissèrent sur le sol les empreintes matérielles de leurs actions extraordinaires. Ainsi, ils sculptèrent le paysage et le ciel. Ils apparurent ensuite en rêve aux premiers êtres humains pour leur raconter le détail de leurs itinéraires, de leurs actions, et de l’organisation socioreligieuse que les humains devaient adopter (in La peinture des Aborigènes, Editions Parenthèses, 1993).

Dans une première salle, différents objets permettent la sensibilisation à la culture Aborigène. Des rites funéraires, des rencontres entre Aborigènes et Occidentaux, des objets comme des couteaux, et surtout le mur somptueux des boucliers. Ils datent du 19ème et du début du 20ème siècle, et ils ont été fabriqués par des hommes Arrernte et Warugungu pour le combat et les cérémonies. Comme pour les premiers tableaux, les motifs représentent des événements et des activités qui correspondent aux héros ancestraux qui ont créé les éléments du paysage. Chaque motif peint représente un être ancestral associé à un site particulier du « temps du rêve » (tjukurrpa).

Pointillés, spirales, serpentins, on est dans l’évocation d’éléments, de mouvements de la nature et de rites humains.

Johnny Lynch Tjapangati

En 1971, sous l’impulsion permise par Geoffrey Bardon, un professeur de dessin blanc, que nait le renouveau de la culture aborigène. Muté à Papunya, près d’Alice Springs, où vivent plus d’un millier d’Aborigènes (Arrernte, Anmatyerre, Luritja, Warlpiri du Sud, Pintupi). Ces peuples voient l’éclosion de commerces : une épicerie, un poste de police, une école… eux plutôt habitués à la chasse et à la pêche. Révoltés par les conditions de vie des Aborigènes, Geoffrey Bardon demande donc à des hommes initiés de décorer les murs de l’école. Quatre hommes vont réaliser une fresque appelée « Le rêve de la fourmi à miel » et initier la réhabilitation de leur peinture et déclencher son éclosion formidable. Du corps, de l’écorce, de la roche, les peintres s’essaient à la toile et à la peinture acrylique en décuplant leur répertoire. Bientôt les Occidentaux affluent à Papunya et les artistes aborigènes très appréciés vendent bien leurs œuvres, jusqu’à risquer d’être happés par la flambée des prix.

La grammaire des signes de l’art Aborigène

Rêve du vieil homme sur la mort et le destin) par Mick Wallangkarri Tjakamarra, 1971

Si on parvient à qualifier une œuvre comme étant de style « Aborigène », examinons les indices qui nous permettent précisément cette identification. En guise de décodeur dans une contre-allée, à l’arrière d’un panneau, on a l’explication de quelques uns des signes présents sur les toiles :  le cercle désigne tout ce qui peut laisser une trace ronde sur le sol (fruit, point d’eau, rocher ou arbre) ; une série de cercles concentriques est lieu nommé ou un lieu sacré ; une ligne sinueuse sont des racines d’igname, les traces d’un serpent ou les sillons des gouttes de pluie ; un demi-cercle est une femme assise au sol et un héros de rêve.

Ces motifs qui semblent créer l’abstraction (pour nous certainement du fait que nous ne sommes pas d’emblée familiers avec cet alphabet de signes), cartographient en réalité les rêves.
Chaque toile est en quelque sorte la carte d’identité d’un lieu sacré, un récit ancestral transcrit picturalement. Les Aborigènes considèrent en effet que de « Ne pas peindre sa terre, c’est la laisser mourir, c’est la rendre aux ténèbres » comme le dit Charlie Wartuma Tjungurayi : « Si je ne peins pas cette histoire, n’importe quel Blanc pourra venir voler mon pays. ». Ainsi, ce sont là les récits transmis de génération en génération que nous voyons ici fixés avec précision, qui appartiennent souvent à une ou plusieurs familles, et qui sont rattachés à un lieu. Les artistes pensent à leurs rêves pour peindre. Ils ne peignent pas n’importe quel rêve sans y avoir eu le droit. La peinture est souvent associée à d’autres arts présents dans les rites : la danse, le chant ou la représentation dramatique.
Ainsi les motifs se retrouvent aussi bien sur le corps des hommes que sur les toiles. Le pointillé devient la signature Aborigène et permet de dessiner des séparations et de remplir des vides, aussi bien que d’exister en soi en faisant ressortir d’autant plus les couleurs.

Un panthéon d’artistes foisonnant

L’artiste Aborigène est donc un conteur et un sage qui détient la mémoire du passé. La mémoire de ce que sont les choses. Son récit s’illustre en direct avec un système de signes minutieux et évocateur. Spectateur de ces toiles, nous nous laissons aller à la rêverie, à l’appréciation de cet art qui nous semble abstrait quand nous ne faisons pas l’effort de nous reporter au précieux alphabet. Présentant plus de 200 œuvres, les salles égrènent les toiles et les artistes, dans présentation qui devient hypnotique. Par moment, un personnage figuratif ressort. Il m’a fallu relever les noms des œuvres et des artistes qui retenaient mon attention. Extrêmement fournie donc l’exposition présente les artistes de Papunya en terminant par des formats gigantesques datant des années 1980.
Ils tentent de retranscrire une cartographie des grandes étendues du désert australien guidées par les rêves et des peintures sacrées des hommes réalisées à même le sol. A cette époque, Papunya cesse d’être le seul centre de diffusion de la peinture Aborigène et celle-ci s’étend dans le pays. Par exemple, Tim Leura et Clifford Possum inventent une nouvelle technique consistant à réunir sur une toile monumentale plusieurs rêves, avec des symboles linéaires, des motifs à pointillés, et l’essai de représenter l’ombre et la lumière. Dans ces œuvres, on rentre dans la toile et on suit l’histoire en avançant.

A l’image de toute l’exposition, cette dernière salle laisse l’impression d’une abondance de signes, de symboles et de significations. Il est intéressant de projeter sur ces œuvres qui nous sont abstraites autant de sens, alors que nous ne maitrisons pas l’alphabet de ces signes ; de savoir qu’il s’agit d’une cartographie précise de lieux et de récits ; de trouver une beauté universelle de la couleur, du motif et du sens en-deçà de la toile.

A courir voir :
Aux sources de la peinture Aborigène
Jusqu’au 20 janvier 2013
au Musée du Quai Branly
37, quai Branly
75007 Paris
mardi, mercredi et dimanche
de 11h à 19h
jeudi, vendredi et samedi
de 11h à 21h

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