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Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 06 janvier 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Nous aurons au nord une fenêtre aveugleBillet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Le vent du nord dans la maison vide.  Sous nos pas, des éclats de verre.

À la fenêtre, un carreau éclaté.  Faudra y mettre un carton noir.  Dans le poêle, des fumées âcres, des cendres grises, du bois encore humide, le feu qui hésite, s’étouffe et s’éteint.  Et le froid qui se glisse à travers le silence et les mots.

Tu dis : « Je vais chercher du bois sec. »

Des bûches de bois et des brindilles, des pages de journaux chiffonnés, une allumette entre mes doigts engourdis.  Brûle le bois.  Brûlent les jours.

Ce soir, sur ton visage endormi, un rai de lune.  Bientôt, à la faveur d’un rêve, sur tes traits de vieillard, un enfant.  Un jeune enfant qui prend chair et qui s’anime.  Debout au milieu du sentier, muet, immobile, il regarde la neige tomber.  Et la neige tombe, tombe et tombe jusqu’à former écran entre nous et le ciel.  Et la neige tombe, tombe et tombe jusqu’à plus d’horizon, jusqu’à plus de traces, jusqu’à plus d’histoire.  Parcours, tracés, empreintes, bientôt dans la neige tombée, il n’y a plus rien à lire, plus rien.  Et nous voici, tous les deux au milieu du sentier, cherchant en vain des traces de l’enfant.

Tu dis : « Tu vois bien, il n’y a jamais eu d’enfant, à force d’insomnies nos rêves ont déserté nos nuits, le jour ils nous rattrapent… »

Et moi je n’entends plus que le vent qui souffle la neige à travers le clair-obscur de tes mots.

Le silence dans la maison vide.  À la fenêtre au carreau éclaté, tu as posé un carton noir.  N’entre plus, conquérant, ni le jour, ni la nuit, ni le vent du nord.

Dans le poêle se consume lentement le cœur d’un arbre.  Brûle le bois.  Brûlent les jours.  Un peu du monde à notre table où tu as étalé le journal.

Tu dis : « Comme autrefois la route des fourrures et celle des chercheurs d’or, bientôt tous les chemins mèneront vers le Nord. »

De l’eau bouillie dans la théière sur quelques feuilles de thé innu*.   Trop loin ce Nord aux aurores boréales.  Trop loin ce Nord aux nuits d’alcool et d’enfants inquiets.

Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…
Tu dis : « Bientôt les dieux qui nous dévorent se montreront exigeants.  Terra incognita, il n’y a plus désormais de terres à découvrir, mais des continents enfouis sous les continents.  Sur les cartes les boussoles continueront de pointer vers le nord, mais ce sera le Nord des Compagnies, le Nord des stratèges militaires, le Nord des nouvelles routes maritimes. »

Dehors, sous le couvert des aulnes une perdrix cherche sa pitance.  Dans l’air glacé, nos souffles nous précèdent et nos pas nous mènent à l’abattis.  Passage des bêtes et gestes des hommes.  Chemins et champs repris en friche.  Enfouis sous la neige, quelques arbres tombés.  Éparpillés çà et là, à travers l’abattis, pour la suite de l’histoire, de petits monticules de bois vert.

Dans la neige nos pieds traceront de mémoire un chemin…

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* Lédon du Groenland.

Notice biographique :
Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Filed under: L'Espérance Tagged: Claude-Andrée L'Espérance, nature, nord, poésie, Saguenay

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