Concert mardi 1er avril au Théâtre des Champs-Elysées. Aldo Ciccolini donne un récital de piano. Le programme s'annonce d'emblée impressionnant : la sonate D. 960 en si bémol majeur de Schubert et les Tableaux d'une exposition de Moussorgski.
Je dois avouer avoir assisté à un des mes concerts les plus magistraux depuis de nombreuses années.
Dès les premières mesures de la grande sonate de Schubert, Aldo Ciccolini hypnotise le public du théâtre des Champs-Elysées en captant immédiatement l'attention avec un toucher ferme, dense et timbré et, surtout, avec une audace inouïe, un phrasé auquel on n'a jamais été habitué sur cette sonate. Avec un tempo bien plus lent que celui dicté en principe par le métronome, il impose d'emblée son univers, crée une atmosphère sous le signe d'un questionnement permanent, avec une tension impressionnante. Comme savait le faire admirablement Michelangeli, il aborde la structure de chacun des mouvements avec des options très personnelles, de légers décalages rythmiques et un rubato très audacieux. Le résultat est la suggestion magnifique de climats envoutants, avec des contrastes extraordinaires, des couleurs saturées. Chaque motif se trouve détaché de façon saillante. L'approche est tout sauf classique et Aldo Ciccolini, prenant le parti pris de nous restituer l'enchaînement des quatre mouvements de cette sonate comme un récit, capte notre attention avec un charisme étonnant. Il prend en outre un plaisir certain à suspendre le temps en retenant certaines phrases, comme pour nous aider à déchiffrer le sens caché du texte. Il alterne en outre, avec une maîtrise diabolique, la maîtrise du propos, tantôt avec la main gauche, tantôt avec la main droite, déjouant les règles trop prévisibles qui consisteraient à ne confier la narration qu'à la main droite.
Sur les Tableaux d'une exposition, cette approche est encore plus sublimée. On pourra juger cette version très ample, orchestrale et très axée sur la percussion comme peut-être trop agressive parfois. Elle a le mérite de présenter des tableaux très vivants, et, à chaque fois, son jeu nous suggère des images fantasmagoriques.
De ces deux oeuvres d'une complexité effarante, placées en principe sous le signe de la mort, le maître nous dévoile, du haut de ses 83 ans, comme une sorte de rectitude face aux échéances dont il sait qu'elles sont certaines et si proches. La densité de son jeu se déploie avec une belle majesté. Le visage reste impassible (même si un rictus de temps en temps trahit une certaine malice). La posture est ferme et résolue. Comme pour Arrau, on est ébahi par une telle force d'interprétation entièrement guidée par une volonté de construction narrative évidente.
Du grand art.
La salle a offert une "standing ovation" au maître qui a joué, sur trois rappels, Chopin, Debussy et Ravel.