Plusieurs lecteurs ont essayé de réagir en non-dualistes, selon deux stratégies : Soit, montrer que le problème est une construction mentale. Or les constructions mentales sont sans rapport avec le réel. Donc le problème est un faux problème. Soit, rester droit dans ses bottes et affirmer que l'idée même d'une réalité extérieure à la conscience est... une idée pour, par et dans la conscience. En effet, quelque soient les arguments avancés, ce sont des actes conscients. Leur tentatives pour prouver qu'il existe autre chose que la conscience est donc vaine. Bien au contraire, ils ne font que renforcer la conviction que "tout dépend de la conscience".
Effectivement, cette dernière réponse est particulièrement séduisante, n'est-ce pas ? C'est d'ailleurs celle de la Reconnaissance, reprise en cœur par tous les auteurs du "shivaïsme du Cachemire". Elle est simple, puissante, et présente l'attrait de ne pas exclure les phénomènes, les êtres et les choses, mais de les embrasser au contraire dans la "sphère unique" d'une conscience libre mais non pas prisonnière d'une unité stérile du genre "si jamais je crée une dualité, je perdrais mon unité" - ce qui serait encore une forme de dualisme fondé sur la peur de l'autre, de l'altération.
Donc, si l'on me parle du cerveau, de son activité dont émerge la conscience, etc., je peux répondre, avec l'innocence d'un enfant, que tout cela apparaît ici et maintenant, c'est-à-dire dans la conscience. Admettons un "extérieur" : il apparaît ici et maintenant. Imaginons le monde sans conscience : il apparaît ici et maintenant. Concédons un "Autre" que la conscience : il apparaît ici et maintenant. Quoique je dise, imagine, conjecture, suppose, extrapole, tout cela dépend de la conscience comme manifestation. Comme dit Abhinavagupta, même le "rien" n'est rien que grâce à un acte conscient du type "Oh, il n'y a rien !" Donc la victoire de l'externaliste-réaliste-matérialiste est une défaite, et une vraie victoire pour la théorie idéaliste du "tout dépend de la conscience". Mieux même, si l'on pousse ce raisonnement à sont terme, ce "tout" n'est que la conscience se manifestant à elle-même comme autre qu'elle-même, par jeu, gratuitement. La posture mondaine qui consiste à croire qu'il existe des choses et tout un monde indépendamment de la conscience est donc la plus vertigineuse affirmation de la conscience. Quoi de plus grand, en effet, que de pouvoir manifester son absence de manifestation ? Que de pouvoir disparaître dans l'acte même d'apparaître ?
Cela étant... il y a, tout de même, quelques détails qui clochent. Le diable se cache dans les détails, dit-on. Un détail : si tout dépend de la conscience, si je suis conscience, et si tout à sa racine dans cet Acte que je suis, alors pourquoi la plupart des choses résistent-elles à ma volonté ? Tant que je m'identifie à un individu, limité à tous égard, il est certes normal que ma volonté soit limitée. Mais, en tant que pure conscience reconnue comme source de tout et absolument libre, comment se fait-il que je sois incapable de déplacer un brin d'herbe ? Vous avez déjà déplacé un brin d'herbe, vous ?
Vous me direz que c'est l'individu qui veut bouger le brin d'herbe ; pas la Conscience cosmique toute-puissante. En tant qu'elle, vous, nous, je fais bouger tout ce qui bouge. Mais si je suis conscience de part en part, je devrais savoir pourquoi je refuse de bouger ce brin d'herbe. Une conscience qui n'est pas consciente des mobiles de ses actes est-elle encore une conscience ?Ou alors, situation plus banale, imaginons que je veuille rentrer chez moi et que j'ai oublié la clef. Pourquoi ne puis-je pas ouvrir la serrure ? Ou pourquoi ne puis-je vouloir efficacement que la serrure disparaisse ? Ou bien même que cette satanée serrure disparaisse ? Vous me direz : " -C'est l'individu, c'est l'ego, etc." Mais je sais que je suis conscience, conscience de conscience, identifiée à nul objet, source souveraine de toutes choses. Je ne suis pas cet individu qui veut ouvrir cette porte. Mais ce désir n'en disparaît pas moins ! A moins d'imaginer que la conscience est pure passivité, sans aucun désir (comme dans le Sâmkhya puis le Vedânta), mais cela ne tient pas (pour prendre connaissance des détails, je vous invite à vous joindre aux conférences du CIPh du printemps à venir). Pourquoi, alors, le monde ne se plie-t-il pas à ce désir ? "- Parce que moi, conscience, je ne le veux pas vraiment" répondra-t-on. Mais comment la conscience peut-elle vouloir quelque chose sans en avoir conscience ? Ou alors, il faut admettre que la conscience n'est plus "pure" conscience mais simplement un esprit immense, doué d'un inconscient immense et victime d'une psychose immense... Elle veut une chose et son contraire. Il semble de fait difficile de rendre l'individu seul responsable de tous les maux. Si ce monde est imparfait et s'il est la conscience prenant conscience d'elle-même, alors il faut admettre que la conscience est imparfaite. Elle n'est pas que conscience, mais aussi d'autres choses. Elle a, comme n'importe quelle personne, son Ombre et ses petit trauma... qui, à l'échelle cosmique, prennent des dimensions tragiques. Si je ne peut entre "chez moi" et que je doive appeler un serrurier pour me faire plumer, c'est désagréable, mais l'on peut en rire. Si je suis enfermée dans un camps de la mort, si je suis femme enfermé et torturée dans une maison au Pakistan, si je suis un enfant atteint d'un cancer, etc. c'est moins drôle. Ou alors, si la conscience cosmique s’engage consciemment dans ce jeu, il faut conclure qu'elle est sadique et masochiste, ce qui nous ramène à la thèse d'un esprit cosmique un peu psychotique sur les bords. Le monde est fou parce que Dieu est fou. Ou alors, on peu choisir de dire que tout cela n'existe pas vraiment. Mais cela revient à rejeter l'expérience. Si on la rejette, sur quoi pourra-t-on s'appuyer ensuite pour affirmer que "tout est conscience"? Sur notre expérience ? Ou alors, on peut opter pour la thèse de l'idéalisme bouddhique (yogâcâra) et prendre son parti que l'esprit est malade - même immense, même "cosmique" - et qu'il n'est même qu'une maladie. Une névrose dans ses bons jours, Docteur Jekyll et Mister Hyde quand ça dérape. Et ça dérape plutôt souvent.
Ou bien... tout ne dépend pas de la conscience. Il y a autre chose. Du point de vue de la connaissance, oui, tout est dans la conscience, même "l'extérieur", même cet "autre chose". Mais du point de vue de la volonté, c'est nettement moins évident. Nous sommes face à une alternative : Soit, l'on admet qu'il y a bien une conscience unique, mais alors cette conscience est gravement malade - ce qui nous ramène à un point de vue compatible avec une forme de bouddhisme. Soit, il y a autre chose que la conscience, en dehors d'elle. Difficile de dire ce que c'est (car tout est filtré par l'activité consciente), mais "ça résiste". Voilà le détail : ça coince, ça résiste, "ça ne veut pas". Nous nous heurtons sans cesse à la force des choses, à leur pesanteur. La volonté nous révèle, peut-être, ce que la perception et la pensée ne peuvent mettre en lumière : l'existence d'un autre.
Je dis "peut-être", car la chose est sans doute plus complexe, plus nuancée aussi. Tout dépend de la conscience : cela reste vrai pratiquement parlant. Je suis une absence transparente, consciente, qui englobe et infuse tout. Dès lors, en travaillant sur le corps et l'esprit, je puis avoir de l'effet sur le monde, car subjectivement ce monde n'est qu'une extension de ma conscience, de mon corps. Mais la conscience, à son tour, est fragile et dépend de tout ou presque. C'est encore plus vrai sur le plan du corps et de l'esprit. Le sujet et l'objet sont donc interdépendants.
La conscience et le monde, le sujet et l'objet, Shiva et Shakti sont ainsi emboité l'un en l'autre, à l'infini. Abhinavgupta ne dit pas autre chose dans son Commentaire sur le tantra de la Triple Souveraine (Parâtrîshikâ-vivaranam). Bien entendu, il ne serait sans doute pas d'accord avec tout ce que j'ai dit ici. Mais l'eau a coulé entre temps, et quelque croyances avec. J'aime, j'admire et j'estime Abhinavagupta. Mais j'aime encore plus la vérité. Pas vous ?