Canet, le 22 janvier 2007
La question du savoir sous l'angle sémiotique. L'interprétant final.
M. B. : La dernière fois j'avais un peu abordé la question de l'interprétant en essayant de détailler la question de la continuité. J'avais insisté sur ce sujet, et il me semble qu'on peut même profiter de ces réflexions sur les interprétants, sur la continuité de la sémiose et de tous ces machins-là pour éclairer aujourd'hui des questions plus anciennes. Bon, vous connaissez l'histoire des tessères… ça va, je ne reparle plus des tessères, tout le monde y est…
Public : …
M. B. : Encore ! Je vais devenir idiot avec cette histoire des tessères, parce que ça fait cent ans que je répète les mêmes choses. Non, mais je sais... mercredi, on a discuté avec Danièle (Roulot) qui me dit : « je ne me souviens jamais de ce que c'est que les tessères ! ». Ça fait plus de vingt ans qu'on discute, elle n'y arrive pas. Donc je reprends, pour elle !
Si vous voulez, les tessères sont la dimension matérielle du signe. Par exemple, quand je lis ce texte, j'ai sous les yeux un grand nombre d'occurrences du mot « le », mais il n'y a qu'un seul mot « le » dans la langue française, c'est le type.
À la question « combien y-a-t-il de mots “le” ? » on répondra qu'on peut soit compter les occurrences sur une page, soit dire qu'il n'y en a qu'un, au choix, sauf que ce n'est pas le même mot « le » dont il est question : quand je dis qu'il n'y en a qu'un c'est le type, quand je dis qu'il y en a dix, c'est dix tessères différentes, c'est ça le point important.
Autrement dit, les tessères se ressemblent certes, mais ce n'est jamais la même, donc elles jouent un grand rôle dans l'introduction de la singularité. Au bout du compte, le type, - dans notre exemple, c'est le mot « le »- porte en lui une loi de formation de ses tessères, c'est-à-dire ce par quoi il peut exister.
Par exemple, hier après midi je me suis endormi devant un documentaire à la télévision sur la grossesse d'une éléphante. On peut s'endormir parce que c'est très long. Comme vous le savez, ça dure vingt-deux mois, donc on a le temps, c'est majestueux ! Et là on voyait l'éléphant grossir dans l'éléphantesque utérus maternel. (Je ne sais pas comment ils font pour obtenir ces images, c'est tout à fait hallucinant.) Et on peut dire : « il y a une sorte de loi de formation des éléphants qui permet de garder le type éléphant ». Si vous prenez le type éléphant, eh bien, il existe une loi de formation. C'est très compliqué les lois de formation, enfin ceux qui ont étudié tout ça de très près le savent. Je ne sais pas particulièrement pour les éléphants, mais pour les êtres humains c'est très compliqué.
Pour une tessère c'est pareil, on ne peut pas faire n'importe quoi. On sait que pour écrire un « le » par exemple, c'est très compliqué. Il faut l'écrire d'une certaine façon, on n'a pas le droit de l'écrire n'importe comment. En écrivant « za », par exemple, je ne vais pas écrire « le » parce que ça ne sera pas la même forme, la matière sera traitée différemment… les tessères c'est ça.
Il est nécessaire de faire une distinction qui est à mon sens fondamentale, entre l'écriture et l'inscription, ou si vous voulez, pour employer des mots plus élégants, entre la scription et l'inscription. La scription (l'écriture), c'est la scription des tessères. On écrit des tessères (le « qu'on dise »)… et on inscrit des types (à la fois « ce qui se dit », mais aussi, d'un autre point de vue, celui où, lisant les tessères vous percevez des types, le « ce qui s'entend »). Pour exister, les tessères doivent être écrites au bon endroit. Ça signifie que si vous écrivez une phrase sur un papier normal avec de l'encre, et que vous plongez ce papier dans l'eau, vous verrez évidemment une dissolution des tessères qui fait que vous n'aurez finalement rien inscrit : certes vous aurez écrit, mais vous n'aurez rien inscrit. Bon, ce que je vous raconte est vraiment sommaire, mais c'est pour faire cette différence entre les deux : on écrit des tessères et on inscrit des types, voilà le point important.
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