Dires et redires, par Alain Gagnon…

Publié le 03 janvier 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Poker, tir et poésie…

Les poètes classiques ou académisants avaient l’avantage (ou le désavantage énorme) de pouvoir compter sur leurs doigts. Si ce procédé n’assurait pas la beauté, il assurait au moins la conformité et une musique minimale. Les « joueurs de quilles » en étaient satisfaits et le commerçant le plus obtus pouvait y comprendre quelque chose. On confondait métrique et beauté.

Aujourd’hui que la poétique s’est dégagée des formes et s’est engoncée dans toutes les formes d’expression, que le vers s’est libéré, comment le poète peut-il s’assurer de la valeur de cet enchevêtrement de mots, de phrases apparemment tronquées, qui hachurent une page blanche hier ? C’est la question qui me triture le cerveau alors que je viens de terminer Brèves proses. Et me revient un souvenir, sous la forme proustienne d’une impression euphorique.

J’avais dix ans. J’apprenais à tirer, à l’aide d’une peu efficace carabine à air comprimé. Fallait être des prodiges du tir pour atteindre la cible dans le vent – ou la rater pour l’atteindre…  Sur le canon de l’arme obligée des gamins culbuteurs d’oiseaux, le guidon en V. Sur un piquet, la boîte de conserve ; et l’œil qui clignait, la cible qui tremblotait. Les autres qui s’impatientaient : « Vas-tu finir par tirer ! » J’attendais. Jusqu’à ce qu’un petit nuage, une réverbération trouble se forme au-dessus du V de la mire, jusqu’à ce que je ressente soudain une certitude absolue, pour appuyer sur la gâchette et entendre le plomb tinter contre le fer-blanc. Un peu comme si, tout à coup, le tir avait été pris en charge par une partie de moi beaucoup plus intelligente, plus habile que mon petit moi quotidien. L’état de grâce instinctuel ?

J’ai ressenti le même état, une seule autre fois, au poker. Ce soir-là, il y avait de la prémonition dans l’air. Je pouvais prévoir les cartes à venir, lire dans les jeux de mes adversaires. Je tirais sur une quinte et misais sans même avoir retourné l’unique carte demandée au brasseur. J’avais l’absolue certitude que le roi nécessaire à la complétion de mon jeu était là, sur le tapis vert, devant moi : inutile de le retourner. On m’examinait avec suspicion. On ne m’a pas traité de tricheur, mais presque… Comme chance, c’était inouï ; et doublée d’arrogance en plus. Je n’ai jamais retrouvé cette grâce aux cartes. (Je n’y joue plus, d’ailleurs. Pas par vertu ; les cartes consomment trop de temps.) Il n’y avait aucune tricherie. Pendant quelques heures, j’ai pu lire dans le conscient et l’inconscient d’un groupe ? J’ai pu anticiper sur le temps et ainsi deviner les cartes qui allaient jaillir du paquet dans ma direction ? Intuition supérieure ? Utilisation du supramental ? Comment et pourquoi ce soir-là en particulier ?

Le tir comme gamin, cette partie de poker magique et l’appréciation juste des vers hors métrie m’apparaissent relever du même phénomène. Lourde légèreté de la poésie.

(Le chien de Dieu, Éd. du CRAM)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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