Poker, tir et poésie…
Les poètes classiques ou académisants avaient l’avantage (ou le désavantage énorme) de pouvoir compter sur leurs doigts. Si ce procédé n’assurait pas la beauté, il
Aujourd’hui que la poétique s’est dégagée des formes et s’est engoncée dans toutes les formes d’expression, que le vers s’est libéré, comment le poète peut-il s’assurer de la valeur de cet enchevêtrement de mots, de phrases apparemment tronquées, qui hachurent une page blanche hier ? C’est la question qui me triture le cerveau alors que je viens de terminer Brèves proses. Et me revient un souvenir, sous la forme proustienne d’une impression euphorique.
J’avais dix ans. J’apprenais à tirer, à l’aide d’une peu efficace carabine à air comprimé. Fallait être des prodiges du tir pour atteindre la cible dans le vent – ou la rater pour l’atteindre… Sur le canon de l’arme obligée des gamins culbuteurs d’oiseaux, le guidon en V. Sur un piquet, la boîte de conserve ; et l’œil qui clignait, la cible qui tremblotait. Les autres qui s’impatientaient : « Vas-tu finir par tirer ! » J’attendais. Jusqu’à ce qu’un petit nuage, une réverbération trouble se forme au-dessus du V de la mire, jusqu’à ce que je ressente soudain une certitude absolue, pour appuyer sur la gâchette et entendre le plomb tinter contre le fer-blanc. Un peu comme si, tout à coup, le tir avait été pris en charge par une partie de moi beaucoup plus intelligente, plus habile que mon petit moi quotidien. L’état de grâce instinctuel ?
Le tir comme gamin, cette partie de poker magique et l’appréciation juste des vers hors métrie m’apparaissent relever du même phénomène. Lourde légèreté de la poésie.
(Le chien de Dieu, Éd. du CRAM)
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)
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