Poésie du samedi 55 (nouvelle série)
Je cherchais bêtement quelque poésie de circonstance, histoire de saluer la nouvelle année qui a beau rimer avec braise ou fraise mais s’annonce morose, selon les importants médiatiques, modernes augures patentés du temps. Erreur, la poésie n’est jamais de circonstance. Mais certaines circonstances peuvent s’avérer poétiques… Et puis, on trouve d’abord. C’est après seulement que l’on cherche…
C’est alors que je tombe sur deux pépites publiées sur Facebook par un « ami facebook », un poète singulier nommé Serge Pey auquel j’avais consacré une chronique en 2006 (la main et le couteau). Ma recherche s’arrête là-dessus, justement parce que ces deux performances poétiques ne sont pas circonstancielles ni circonstanciées, mais sont en soi intemporelles et décalées. Il sied ainsi à tout poème authentique de n’être pas vain ornement littéraire, mais chose en soi, objet de mots lancés, bouquet de sens … Bref, les poèmes de circonstances sont tout sauf des poèmes. Il n’est que des circonstances qui se cristallisent en poèmes, pour peu qu’il y ait un poète qui passe par là. Affaire de regard, affaire de mise en mots aussi, pour peu que ces mots émanent du moment poétique même.
A l’occasion du nouvel an, Serge Pey a juste proposé deux textes sans titre qui renversent des perspectives et ouvrent des regards, sans sacrifier à quelque formulation de vœux institutionnels. C’est d’ouverture qu’il s’agit, vers le dedans, vers le dehors. D’éclairages aussi, de vérité et d’erreur jouant aux cartes sans cartésianisme. Et pour dépasser cette illusion qu’à chaque an neuf quelque chose de nouveau commence ou recommence, à part le décompte des jours et des semaines et des mois, il faut lire ces deux poèmes pleins d’une joyeuse lucidité surréaliste… Et s’il doit y avoir changement, c’est n’importe quand !
Nous avons deux yeux pour voir
un qui voit le dehors
et l’autre qui voit
le dedans
Si on ferme l’oeil
qui voit le dehors
on voit deux fois
le dedans
mais cela est trop
pour voir le dedans
qui ne se voit plus
Si on ferme l’œil
qui voit le dedans
on voit deux fois
le dehors
et cela aussi est trop
pour voir le dehors
qui ne voit plus
le dehors
Si on ferme les deux yeux
en même temps
on ne voit plus rien
ou l’on voit
tout le dedans
et tout le dehors
d’un seul coup
Après minuit
nous savons
que nous sommes
proches de l’aube
Nous semons
nos yeux
dans la terre
comme des graines
pour voir un dedans
et un dehors
que nous ne connaissons pas
sans dedans ni dehors
Nous inventons la peau
de ce que nous recouvrons
Le matin la lumière balaie la vérité des erreurs
mais en laisse toujours tomber une
pour nous surveiller dans la prison de sa vérité
La lune est une roue de trop à la brouette
Nous appliquons la mort à la mort
et la vie à la vie
et nous ne laissons naître
que ce qui ne naît pas
de notre accouchement
Quand nous appliquons l’erreur à l’erreur
et la vérité à la vérité
nous laissons les choses
entourer leurs propres définitions
La lune est une roue en moins
et la nuit est grosse de l’impossible
de son noir possible
La Vérité joue ses erreurs aux cartes
sous la table de la nuit
puis le jour inverse le jour
et l’Erreur joue ses vérités
sous la même table
Nous ramassons les mises fracassées des passages
la manche truquée d’un chien
et l’aboiement du silence
quand nous nous recouvrons avec le tapis
le visage
Serge Pey (né en 1950) Deux poèmes publiés sur Facebook à l’occasion du nouvel an 2013.