Avec l’année, s’est achevée la saison des prix littéraires. Si la presse a abondamment évoqué les œuvres des lauréats du Goncourt, du Renaudot, du Femina et de l’Interallié, peu d’articles furent consacrés à un prix moins célèbre, mais plus récent – il a été fondé il y a 2 ans dans la capitale des ducs de Bretagne –, le prix Lulu la Nantaise.
A l’heure précise où, Place Gaillon, une foule de journalistes et de photographes se pressait jusque dans les escaliers de Drouant pour recueillir les résultats du Goncourt et du Renaudot, le jury loufoque du prix Lulu la Nantaise, « dont les membres préfèrent rester anonymes, soit par élégance, soit eu égard à la douleur de leurs familles », attribuait le sien à Stéphane Germain pour L’Encyclopédie Audiard (Hugo et Cie, 288 pages, 24,95€), devant la porte d’un autre restaurant, « L’Atelier d’Alain Ruffault », dont le chef fit ses classes chez Alain Chapel et Georges Blanc.
Nul n’est besoin de revenir sur l’excellente Encyclopédie Audiard qui fit l’objet d’un papier dans ces colonnes en octobre dernier. En revanche, on peut souligner que rarement prix littéraire se sera trouvé mieux en adéquation avec l’ouvrage qu’il récompense. Car le père (si l’on peut dire) de Lulu la Nantaise n’est autre que Michel Audiard, qui glissa ce sobriquet dans la mythique scène de la cuisine des Tontons flingueurs (1963), un nom devenu si populaire que des bistrots, une marque de vêtements, des agences de communication et un groupe de jazz (nantais) l’ont emprunté.
La scène de la cuisine ayant été retirée des sites de partage de vidéos, il devenait nécessaire d’en rappeler un court dialogue, où il est question d’un alcool de contrebande que se partagent les protagonistes assis autour de la table, occupés à beurrer des sandwichs :
Raoul Volfoni [Bernard Blier] : Ah ! faut r’connaître... c’est du brutal !
Paul Volfoni [Jean Lefebvre] : Vous avez raison, il est curieux, hein ?
Fernand Naudin [Lino Ventura] : J’ai connu une Polonaise qu’en prenait au p’tit déjeuner… Faut quand même admettre que c’est plutôt une boisson d’homme…
Raoul Volfoni : Tu sais pas ce qu’il me rappelle ? C’t’espèce de drôlerie qu’on buvait dans une petite taule de Bien Hoa, pas tellement loin de Saigon. "Les volets rouges"... et la taulière, une blonde comac... Comment qu’elle s’appelait, nom de Dieu ?
Fernand Naudin : Lulu la Nantaise.
Raoul Volfoni : T’as connu ? [Fernand Naudin lève les yeux au ciel en signe d’approbation]
Paul Volfoni : J’lui trouve un goût de pomme.
Maître Folace [Francis Blanche] : Y’en a.
Raoul Volfoni : Eh bien c’est devant chez elle que Lucien le Cheval s’est fait dessouder.
Fernand Naudin : Et par qui ? Hein ?
Raoul Volfoni : Ben v’la que j’ai plus ma tête.
Fernand Naudin : Par Teddy de Montréal, un fondu qui travaillait qu’à la dynamite.
Raoul Volfoni : Toute une époque !
Lulu la Nantaise fit son unique apparition publique dans ce dialogue d’Audiard, qui lui ouvrit les honneurs de la postérité. Personnage de fiction, donc. Pourtant, depuis octobre dernier, figure sur la façade du n°92 du quai de la Fosse – ancien haut-lieu des plaisirs tarifés de Nantes – une plaque commémorative ainsi rédigée : « Ici œuvra Ludovine Lucas dite Lulu la Nantaise, de 1928 à 1947 ». Le groupe de jazz éponyme, ainsi que l’écrivain Francis Mizio, furent à l’origine de cette initiative visant à rendre hommage à l’ancienne taulière pour le centenaire de sa supposée naissance. Francis Mizio publia même pour accompagner l’événement une « novella » biographique intitulée L’exacte et véridique histoire vraie et vérifiable de la véritable et unique Lulu La Nantaise… dont on ne saurait garantir l’authenticité sur facture. On retiendra notamment que la dame, « née d’un père pécheur de civelle et d’une mère polonaise qui buvait au petit-déjeuner […] tint de 1948 à 1963 un lieu de divertissement, plutôt pour hommes, à la base militaire de Bien Hoà, près de Saigon. » Dans un savoureux assemblage de références cinématographiques, de faits historiques avérés et de pure fiction, l’écrivain facétieux livre ainsi de l’hypothétique Lulu une biographie plausible qui fera passer au lecteur un moment bien plus agréable que ne leur en réservent les pénibles autofictions et autres « angolades » dont la veine semble s’être heureusement tarie.
Reste le prix littéraire qui, décerné en même temps que le Goncourt, constitue un plaisant et bon-enfant pied-de-nez aux institutions les plus solides de la République parisienne des Lettres. Peut-être fera-t-il des émules ? Pourquoi ne pas imaginer, par exemple, un futur prix Teddy de Montréal ? A remettre au Québec le même jour que le prix Nobel (de littérature), bien entendu, Teddy ayant partagé avec Alfred un goût prononcé pour la dynamite…
Illustrations : Les Tontons flingueurs, scène de la cuisine - Vue aérienne de Bien Hoà.