Texte initialement publié sur le site de Bref, le magazine du court métrage
Pour nous, Holy Motors tenait de la plongée dans le vide, de l’expérience inédite, de celles que
l’on a comptées ces dernières années sur les doigts d’une main (Tropical Malady, Gerry, Mulholland Drive, Inland
Empire). Depuis, on a beaucoup écrit sur Holy Motors. Perdait-il de sa beauté, de son mystère, au fil des mots s’égrainant sur son compte ? Je ne sais pas.
Probablement, oui. Je sais surtout que l’expérience éprouvée ce soir de mai fut unique, parente quand même de l’ébahissement qui me saisit quand Inland Empire m’égara
dans une salle immense et désertée ou de la fascination de découvrir Gerry à Locarno, en 2002, bien avant qu’un distributeur règle les problèmes de droits qui,
longtemps, bloquèrent la sortie du film.
Alors revenir sur le film, encore ? Oui, pourquoi pas. Pour éprouver cette émotion, pour voir ce qu’il en subsiste, pour
mesurer surtout en quoi le film tient, en quoi son inachèvement, son opportunisme aussi désespéré que jusqu’au-boutiste le rendent toujours aussi beau. .
Holy Motors n’est pas un chef-d’œuvre, loin de là. Holy Motors est un
accident. Un film fait « contre », en dépit de tout, à l’arrachée, « faute de mieux » peut-être. « Faute de mieux »
sans doute (1). Un objet hybride indirectement nourri de mille projets avortés. Sa splendeur vient de là, dans cette chair qui y palpite, dans le désir désespéré qui l’habite, dans l’échec qu’il
transcende : celui d’un cinéaste n’ayant pas tourné – ou si peu – depuis douze ans. Et obligé, en conséquence, d’envisager chaque film – il le dit lui-même – à la fois « comme le premier et comme
le dernier ».
Faut-il vraiment en passer par là, par la biographie, pour aimer le film ? Holy Motors, dès ses
premiers plans – où, littéralement, Carax lui-même se réveille dans une chambre d’hôtel jouxtant une salle de cinéma remplie de spectateurs hagards (nous ?) peut-être morts de l’attendre depuis
trop longtemps – nous y invite sans ambiguïté. Le film procède par fragments, par éclats, par trouées, traversé par les mille vies de Monsieur Oscar. C’est surtout un film de désirs, de
trop-pleins, où le cinéaste semble enfourner tout ce qui le travaille, tout ce qui plastiquement le stimule. Il y aura Marey et Lon Chaney. De la science-fiction et de l’accordéon. Manset et la
Samaritaine. Des limousines et puis du spleen. Piccoli et aussi Kylie. Et puisqu’il faut bien faire tenir le tout ensemble, autant s’appuyer sur un fidèle (Denis Lavant) et bricoler autour des
images et des séquences disparates une trame ostensiblement artificielle où se mêlent le vrai, le faux, la vérité et le mensonge, les frères Lumière et Méliès. C’est tout le mystère du Cinéma et
des puissances de l’incarnation à l’écran – tout le sujet d’un film fait de rôles à jouer, d’identités doubles et de faux-semblants – que cela fonctionne et qu’au-delà du bricolage et des
opportunités enfin saisies par un cinéaste qui ne peut plus tergiverser, la Grâce advienne et troue la toile de l’écran. (2)
Même si Carax s’y cite souvent et même si certaines figures, certains plans font écho aux quatre films qui précédèrent,
Holy Motors – faux film à sketches – ne ressemble en rien aux autres longs métrages du cinéaste. Il n’est pas, loin de là, une compilation et il n’est pas à souhaiter
non plus que son film suivant lui ressemble. Holy Motors est le film d’un moment. La somme de plusieurs rencontres (Kylie Minogue, Eva Mendes), de quelques dettes
(filmer Edith Scob, coupée dans Les amants du Pont-Neuf), d’opportunités ratées (le projet Merde in USA) et sans doute aussi, il faut l’écrire, d’envies
mal dégrossies. Avant tout – du moins la voit-on ainsi – une œuvre arrachée à la torpeur et à l’isolement. Et c’est cela, cela seul, qui la rend à nos yeux si bouleversante.
Stéphane Kahn
Holy Motors, DVD Potemkine, 19,99 euros, 22,99 en Blu-Ray.
(1) Dans les bonus du DVD, lors d’une rencontre filmée au Festival de Locarno, Leos Carax exprime en effet – sans pour
autant verser dans un discours rétrograde – sa défiance pour le numérique, son peu de goût pour les petites caméras et son regret que l’image, avec de nouvelles techniques mal maîtrisées, soit
soumise à l’aléatoire…
(2) Holy Motors invente sa propre logique et c’est là le plus beau. Qu’importe alors que Kay-M (Eva Mendes) soit aussi, comme Oscar, une comédienne passant d’une vie à
l’autre (ce que nous révèle une scène coupée), qu’un mort se relève à la fin d’une séquence d’agonie, qu’un « entracte » injustifié déboule pour le simple plaisir d’une jubilatoire séquence
musicale, que Denis Lavant, au beau milieu du film, se retrouve – vertige sublime – face à sa toute première incarnation (le banquier à la terrasse du Fouquet’s : comme si les personnages,
entr’aperçus jusqu’alors au gré des métamorphoses filmées par Carax, prenaient vie, s’affranchissaient de celui qui les incarnait, qui les a créés), qu’importe aussi que le personnage joué par
Kylie Minogue soit double (Eva/Jean), tout communique, tout fait sens, rien n’est sérieux, tout est très sérieux…