C’est à cause de mon jeune âge, que je me suis retrouvé à fond de cale, c’est évident. Les marins, là-haut, avaient tous plus de quarante ans et Ils avaient déjà fait au moins quinze fois le tour du monde. C’étaient de vieux loups de mer, aguerris à la vie sur les bateaux. Alors, vous pensez bien, quand ils ont vu un jeune mousse de seize ans débarquer, ils s’en sont donnés à cœur joie. J’ai eu droit à toutes les blagues idiotes que l’on fait dans ces cas-là : le lit en portefeuille, les vêtements qui disparaissent, les planches du pont qu’il a fallu récurer avec une brosse usée, le laxatif dans le potage et j’en passe. Bon, c’est de bonne guerre et il faut bien subir tout cela si on veut un jour être reconnu comme un vrai marin. J’ai donc supporté toutes ces petites mesquineries avec un certain humour, même si ce fut parfois très dur. Imaginez-le jour où, à l’aube, je me suis retrouvé tout nu en haut du grand mât, tentant d’attraper mes vêtements qu’on avait attachés là. Imaginez surtout ma honte quand l’équipage au grand complet a surgi sur le pont, complètement hilare…
Bref, tout cela n’est pas bien grave, ce ne sont finalement que de petites taquineries. Mais le coup du tonneau de rhum, ça c’est autre chose ! Bon, c’est vrai que j’avais bien essayé une fois ou deux de boire un petit verre, histoire de faire comme les autres, mais c’était tellement fort que je n’y avais plus jamais touché. Les marins, par contre, ne s’en privaient pas. Il y avait trois tonneaux dissimulés au fond de la cale, mais tout le monde connaissait la cachette, vous pensez bien ! Discrètement, à tour de rôle, ils descendaient sans bruit et buvaient une ou deux rasades ou plutôt trois ou quatre. Bref, quand le premier tonneau fut vide et que le capitaine s’en aperçut, il mit des cachets de cire sur les robinets de sortie, avec le sigle de la marine royale. Briser un tel sceau, c’eût été un acte grave qui aurait pu vous mener aux galères, aussi, dans un premier temps, personne ne s’y risqua.
Mais la soif donne des idées et bientôt un des marins trouva une solution. Il perça un petit trou à l’arrière du deuxième tonneau, qu’il colmata avec un bouchon de liège. La légalité était donc respectée. Les insignes du Roi avaient beau protéger le précieux nectar, le tonneau n’en fut pas moins vide après une semaine. Alors, les marins usèrent du même stratagème avec le troisième tonneau, qui ne dura pas plus de cinq jours. Malheureusement un des hommes, passablement ivre et vacillant complètement, se prit les pieds dans un rouleau de cordages qui traînait sur le pont et il alla s’affaler juste devant les bottes du capitaine. Celui-ci, qui trouvait déjà que l’humeur de ses marins était anormalement joviale, fit immédiatement le rapprochement avec les tonneaux de rhum. Il courut à la cale, brisa les sceaux royaux, ouvrit les robinets et dut bien vite se rendre à l’évidence : les tonneaux étaient vides ! Il n’y avait plus une goutte de rhum à bord !
Alors il entra dans une colère olympienne. Lui d’habitude si posé et si digne, il se mit à injurier tout l’équipage en des termes que je n’oserais retranscrire ici. Puis il chercha un coupable. Un grand silence se fit. Personne ne voulait dénoncer personne, évidemment ! Un marin ne trahit pas un autre marin… Coupables, ils l’étaient tous et il était donc impossible de livrer un camarade plutôt qu’un autre à la colère du capitaine. Pourtant celui-ci continuait à exiger un nom. Les hommes se regardèrent, chuchotèrent quelques mots entre eux et l’un deux s’avança. « Le coupable, c’est le mousse. On l’a vu souvent descendre dans la cale, mais on n’a rien dit pour lui éviter des ennuis. » Là, j’en suis resté sans voix ! Il n’y avait que moi qui n’avait rien bu ou si peu et voilà que c’était moi le coupable ! Je compris immédiatement leur raisonnement : d’abord je n’appartenais pas encore à leur monde de marins, je n’étais qu’un apprenti. Ensuite, ne buvant pas, ils se vengeaient des reproches qu’on leur faisait en accusant la seule personne sobre de l’équipage (autrement dit, le groupe faisait bloc contre l’innocent, pour se protéger). Enfin, ils devaient se dire que je n’étais qu’un gamin et donc que le capitaine se montrerait relativement clément pour « mon » étourderie, vu mon jeune âge. Ce ne fut pas vraiment le cas. Il fut décidé, puisque j’aimais tellement descendre dans la cale, que j’y resterais enfermé jusqu’à la fin de la traversée, soit environ cinq semaines.
Les premiers jours furent très durs. Coupé du monde, dans une obscurité totale, j’ai vraiment eu l’impression d’être au fond d’un tombeau. Mais on s’habitue à tout. Petit à petit, je me suis mis à être attentif à tous les bruits du bateau et je parvins ainsi à me faire une idée de la vie qu’on menait là-haut. Une fois par jour, on venait m’apporter un peu de nourriture. Le marin qui descendait avait toujours l’air embêté, sachant bien que j’étais innocent et sachant aussi que si je croupissais là, c’était notamment à cause de lui. Aussi essayait-il de se montrer le plus aimable et le plus gentil possible. Moi je ne disais rien et je me drapais dans ma dignité. Comment aurais-je pu entamer une conversation avec un des mouchards qui m’avaient envoyé dans cette geôle ? En plus j’étais aveuglé par sa lampe tempête et les yeux me faisaient mal.
Une fois le marin remonté sur le pont et la lourde trappe refermée sur ma solitude, je reprenais peu à peu mes repères habituels : le frottement de l’eau contre la coque, les pas sur le plancher supérieur, les voix des hommes qui montaient au grand mât… Même le claquement sec des voiles gonflées de vent me parvenait, m’indiquant que le navire allait à toute vitesse vers sa destination. Tout allait bien, donc. Il ne me restait plus qu’à attendre, à accepter ma destinée, et à rêvasser à un monde meilleur. Alors, rassuré, je cherchais à tâtons la gamelle de pommes de terre bouilles qu’on avait bien voulu me donner et je mangeais, savourant comme un gourmet ces produits de la terre ferme. Cela peut paraître incroyable, mais je n’ai jamais rien mangé de si bon que ces repas frugaux dégustés dans le noir : un jour du potage de légumes, le lendemain du chou cuit à l’eau, le troisième jour de nouveau des pommes de terre fades, accompagnées parfois d’une tranche de lard (ce qui m’indiquait mieux que n’importe quel calendrier qu’on était un dimanche et qu’une semaine déjà s’était écoulée). Ce n’était pourtant pas là des menus de premier choix, mais je dégustais ces mets avec délectation, comme si le fait d’être dans l’obscurité avait exacerbé mes papilles gustatives. Il faut dire que je n’avais rien d’autre à faire et que ces repas constituaient le meilleur moment de la journée.
Des jours et des semaines se passèrent ainsi. A un moment donné, j’ai su, au tangage accentué du navire, que nous abordions le cap Horn, de sinistre mémoire. Pourtant, il n’y avait pas d’autre moyen de gagner la côté chilienne, où nous nous rendions, et cela, c’était un fait connu depuis le départ de La Rochelle. On m’avait raconté tellement d’horreurs sur cette traversée du cap Horn, que j’en frémissais à l’avance, alors même que je n’avais pas encore quitté le sol de France. Et maintenant, voilà nous étions en plein dedans. Le bateau bougeait dans tous les sens et des objets mal amarrés se promenaient dans la cale, ce qui ne me rassurait pas du tout. Parfois, quand le bateau plongeait au creux d’une vague, un seau ou un morceau de bois venait soudain me frapper à l’improviste. J’en avais des coups partout et je commençais à avoir sérieusement peur. Pourtant, mes vraies craintes commencèrent quand j’entendis un grand choc sourd, suivi d’un long craquement de planches particulièrement impressionnant. Catastrophe ! Manifestement, nous avions été projetés contre un écueil. Sur le pont, ce fut le branle-bas de combat. Ca courait dans tous les sens, ça criait, ça hurlait. Je n’arrivais pas à distinguer le sens des ordres qu’on donnait, à cause du bruit des vagues qui s’abattaient sans prévenir sur le navire, le faisant quasiment chavirer, mais l’angoisse que je percevais dans ces voix qui s’égosillaient me faisait suffisamment comprendre que l’heure était grave.
Après un petit quart d’heure de ce remue-ménage, je perçus un bruit métallique, comme si on avait déroulé des chaînes, puis ce fut un nouveau raclement le long de la coque. Il y eut encore quelques ordres épars, puis plus rien. Rien que le fracas des vagues qui n’en finissaient plus de se ruer contre le bateau pour tenter de le submerger. Je m’interrogeais sur ce silence étrange, cette absence de voix humaines, quand soudain la vérité m’apparut dans toute son évidence : les marins avaient mis le canot de sauvetage à la mer ! Ils avaient tous quitté le navire en perdition et m’avaient oublié ! Mon sang se glaça instantanément, une sueur froide courut le long de mon dos et je me mis à trembler de tous mes membres. Affolé, je parcourus comme je pus et dans l’obscurité la distance qui me séparait de l’échelle, que je gravis tant bien que mal. Quand j’arrivai à la trappe qui fermait la cale, je me mis à frapper de toutes mes forces et à hurler. Rien à faire ! Après un quart d’heure de panique et d’agitation frénétique, je dus me rendre à l’évidence : j’étais seul, désespérément seul dans ce bateau en perdition qui prenait l’eau et que tout le monde avait abandonné ! Je redescendis l’échelle comme je pus, car mes jambes continuaient de trembler sous moi, je retraversai la longueur de la cale, non sans heurter l’un ou l’autre objet, et j’allai me recroqueviller dans un coin, attendant la mort.
Alors, les yeux fermés, dans le noir absolu, je me suis mis à écouter les bruits qui m’entouraient. Curieusement, ils me semblaient familiers. J’essayais de me souvenir, mais je n’y arrivais pas. Pourtant, j’étais persuadé d’avoir déjà connu un environnement semblable. Certes, je n’avais jamais été abandonné dans un navire en train de sombrer, mais ces bruits, ces craquements, ainsi ce tangage et ce roulis permanents, ne m’étaient pas inconnus. Ils évoquaient une époque lointaine, très lointaine et avaient curieusement quelque chose de rassurant. Alors j’ai oublié la tempête et le péril où je me trouvais pour essayer de remonter le temps, aux sources de ma mémoire. Quand avais-je déjà connu cela ? Cela remontait à loin, à l’enfance, à la petite enfance même, plus loin encore peut-être… J’ai fermé les yeux de toutes mes forces, je n’ai plus pensé à rien, et me suis laissé bercer par tous ces bruits qui emplissaient mon être.
Oui, c’était il y avait longtemps. J’étais bien. Il faisait chaud. Un doux roulement de gauche à droite me berçait. Un bruit monotone et régulier de basse me faisait vibrer toutes les deux secondes. Je percevais comme le chuintement d’un liquide qui se répandait, qui coulait dans des canalisations. C’était aux origines du monde, aux débuts de ma vie. Parfois j’entendais une voix, une voix aigüe mais pourtant douce et rassurante. J’adorais l’entendre. Quand elle se taisait, il y avait un grand silence, comme quand les marins avaient quitté le navire, tout à l’heure. Ce silence me faisait mal, me faisait peur. J’aimais trop cette voix, je voulais l’entendre encore. Mais voilà que des grognements se manifestaient, d’abord discrètement, puis de plus en plus forts. Des bruits sauvages qui m’effrayaient et qui ressemblaient au frottement des flots le long de la carène. C’était un bruit étrange, comme des borborygmes qui n’en finissaient pas.
J’étais là, au fond de la cale, dans le noir absolu, replié sur moi-même dans un coin comme un petit enfant et j’essayais de me souvenir. Soudain, cette image de mon être recroquevillé sur lui-même me rappela un dessin que j’avais vu autrefois dans un livre et qui représentait un fœtus dans le ventre de sa mère. Alors tout me revint avec une évidence incroyable. Le bruit du cœur, puissant, régulier, et puis cette voix douce qui me plaisait tant et qui était celle de ma mère ! Quant aux borborygmes impressionnants, ils étaient provoqués par tous les viscères en action, avec tous leurs liquides qui se déplaçaient par à coup. Je me souvenais maintenant avoir été ce fœtus dans le ventre de sa mère, entouré de bruits, mais pourtant bien au chaud et protégé à l’intérieur de ce ventre de femme. Rassuré par ma découverte, je m’apaisai et finis par m’endormir, certain que rien de fâcheux ne pouvait m’arriver.
Quand je revins à moi, on donnait des coups sur la trappe d’accès à la cale. Bientôt un peu de jour se fit entre deux planches, puis la lumière devint aveuglante. Un homme descendait par l’échelle, une lampe tempête à la main. Quand il me vit, il laissa échapper un tel cri de stupeur qu’il faillit laisser tomber sa lanterne.
On me fit monter sur le pont et là, à la lumière du jour, je compris ce qui était arrivé. Le bateau, à moitié démantelé, s’était échoué sur des récifs, à une vingtaine de mètres du rivage. Il n’avait donc pas sombré. Pendant que je dormais tranquillement dans l’utérus de ma génitrice, il avait poursuivi sa route, balloté par les flots et était venu s’encastrer entre deux gros rochers, qui l‘avaient maintenu en équilibre. Je l’avais échappé belle ! Je pris une profonde respiration et regardai les falaises impressionnantes qui étaient devant moi. Je venais d’aborder en Amérique, sur cette pointe qu’on appelle la Tierra del Fuego.