En 1945 deux cent petites poupées vêtues par les plus grands couturiers parisiens vont devenir les ambassadrices du renouveau de la Haute Couture française.
Dans la France en ruine, le projet du Théâtre de la Mode, initié pour venir en aide aux victimes de la guerre, se révèlera un événement décisif de l'histoire de la haute couture française.
Paris, octobre 1944. Deux mois après la Libération de Paris, alors que la guerre n'est pas encore terminée, la France est durement touchée par les pénuries et les restrictions, et le climat particulièrement froid de l'hiver 1944 augmente encore les difficultés du quotidien.
Avant guerre, la Haute Couture française vivait une période florissante, avec près de soixante-dix grands couturiers parisiens, mais la guerre y a mis un terme. Le secteur de la mode n'a pas été épargné par la guerre et l'Occupation. De nombreuses maisons de couture ont fermé ou sont à l'agonie.Fuite d'une grande partie de leur clientèle, ralentissement des échanges internationaux,auxquels s'ajoute la tentative des Nazis de déplacer la capitale de la mode à Berlin et à Vienne.
Pourtant , malgré cette ambiance de rigueur, la Libération avait apporté l'espoir de temps meilleurs, et les couturiers prêts à apporter un nouveau souffle à l'industrie de la mode.
Naissance du projet
Dans le but de recueillir des fonds pour les victimes de la guerre, l'Entraide Française demande à Lucien Lelong, président de la Chambre Syndicale de la Haute Couture Française, de mettre en place une vaste opération qui participerait également à la promotion de la mode parisienne.
Lucien Lelong
Lucien Lelong en confie l'organisation à Robert Ricci, fils de Nina Ricci, et à Paul Caldaguès, journaliste de mode.
Le premier a l'idée d'une présentation de la mode à travers un petit théâtre constitué de plusieurs scénettes. C'est le second qui imagine de petites poupées habillées par de grands couturiers.
Ainsi l'idée du petit Théâtre de la Mode prend forme, dont la taille se prête mieux qu'un défilé grandeur nature aux conditions difficiles de l'époque.
Le choix du directeur artistique se porte sur l'artiste aux multiples talents Christian Bérard, qui travaillera aux côtés de Boris Kochno. Peintre et illustrateur, scénographe, décorateur, costumier, Bérard est un des favori des cercles parisiens à la mode, et c'est à ses amis artistes qu'il fait appel pour concrétiser le projet. Onze artistes qui vont créer une dizaine de décors différents, mélange cosmopolite de noms prestigieux et de jeunes prodiges, de Français et de réfugiés venus d'Espagne et de Russie,. Tous ensemble ils vont associer leurs talents dans un même projet.
Christian Bérard et Boris Kochno
Conception des poupées
La création des petites poupées est confié à la jeune illustratrice Eliane Bonabel.
Elle dessine alors des petites poupées dont la transparence mettrait en valeur vêtements et accessoires.
Eliane Bonabel
A partir de ces croquis, le sculpteur Jean Saint-Martin crée la trame de fil de fer, tout en légèreté et souplesse. Ce matériau est choisi pour sa grande disponibilté.
Sous les mains du sculpteur, le fil de fer est tordu, étiré, plié, soudé, pour former peu à peu des petits corps de femmes.
Jean Saint-Martin
Jean Saint-Martin et Eliane Bonabel
Les visages des poupées sont sculptés en plâtre par Joan Rebull, réfugié catalan. Blancs et sans maquillages, elles ont l'air de statues mélancoliques.
Joan Rebull
Enfin, pour parfaire l'ensemble, de grands noms de la coiffure élaborent des coiffures différentes pour chacune des poupées.
Les poupées ainsi faites seront habillées, chaussées, avant de prendre place dans les petites scènes aux décors merveilleux, pour former un spectacle qui semble sorti d'un rêve.
Conception des costumes et accessoires
Une quarantaine de maisons de couture sont appelées à participer à l'opération, dont les prestigieux Elsa Schiaparelli, Jacques Fath, Jean Patou, Marcel Rochas, Hermès, Nina Ricci, Balenciaga, Worth, Carven, Jeanne Lanvin, Madame Grès, Pierre Balmain, Jacques Fath, et bien d'autres.
Madame Carven
Madeleine de Rauch
Maggy Rouff
Marcel Rochas
Nina Ricci
Robert et Nina Ricci
Chaque couturier va fournir gracieusement les tissus et divers matériaux, et s'engage à produire bénévolement une à cinq tenues. Au total, 170 tenues présenteront le nouveau style de 1945
L'ensemble de leurs employés sont impliqués dans le projet.
Une trentaine de modistes des plus talentueux vont confectionner de petits chapeaux à l'échelle des poupées, ajustés sur des minuscules moules en bois, coupés et recoupés pour s'ajuster au millimètre près.
Au final, toilettes de ville, d'après-midi, du soir, et chaque accessoire qui les accompagne, sont réalisés avec minutie pour faire des répliques exactes, versions miniaturisées des modèles originaux. Aucun détail ne manque, tout est réalisé à la perfection.
Les finitions sont extrêmement soignées. Même des dessous sont cousus pour que être portés sous les robes. Les minuscules boutons se boutonnent et déboutonnent sur de véritables boutonnières. Les poches des vêtements sont de vraies poches. Les petits parapluies s'ouvrent et se ferment. Les gants miniatures sont délicatement brodés. Des ceintures minuscules, des petites fleurs et des ornements de plumes sont réalisés. Et dans les petits sacs à main, on trouve des petits porte-monnaies et de minuscules poudriers.
Enfin, des petites chaussures sont fabriquées à l'identique des modèles grandeur nature, chaque paire étant spécialement choisie pour chaque tenue.
Le travail est énorme. Et tout cela malgré les privations, les rationnements, la pénurie, et le froid.
Malgré le manque de fournitures et matériaux : le tissu manque, tout comme le cuir, et les maisons de couture vident leurs stocks de coupons. Les fils colorés sont introuvables, il faut se procurer du fil blanc avant de le teindre.
Malgré les rations alimentaires tout juste suffisantes, les coupures d'électricité incessantes, le manque de chauffage dans des ateliers froids en plein hiver, l'eau glacée où il fallait tremper les peaux, l'obligation de venir travailler à pied à vélo.
Malgré toutes les difficultés, tous, artistes et artisans se jetèrent avec enthousiasme dans la réalisation du projet.
Sources :
Le Théâtre de la mode ou le renouveau de la couture création à la Libération, par Dominique Veillon (Vingtième siècle. Revue d'histoire. Année 1990)
L'Ambassade de la Mode, par P. Schall
Le Théâtre de la Mode, article de Roger-M.Chevenard, 1945
The Fashion Doll, par Juliette Peers, 2004, Edition Berg
Gypsy and the Traveler
Le blog de Denise Brain
Poupendol
Phoenix Art Museum
The Fashion Doll Review
Wikipédia
Domidoll
The Cutting Class
Remember
Mendofleur : Vintage Textiles
MarketingInVogue
Art Fashion Creation
Artifex Almanach
Drouot.com
ParisOriginal
Fashion-Incubator
Mode et Luxe : Images et réalités de la nouveauté, par Serge Carreira
Photos :
Galerie Flickr de photos de Béla Bernand
- Livre :
- Fashion Dolls : The Survival of Haute Couture , collectif
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- Films :
- Le Théâtre de la Mode, par Telos Production
- Théâtre de la mode at the Phoenix Art Museum
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- Diaporama :
- Fashion & Style : Théâtre de la mode
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