Bons voeux de Bugarach…

Publié le 01 janvier 2013 par Comment7

A propos de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) , Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg)

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité par rapport aux personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières semblent des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau comme dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien apercevoir de ce que leurs pieds écrasent, pris dans une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui ne défile jamais semblable, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jaillie pour prendre possession du white cube comme obéissant à des impératifs n’ayant rien à voir avec l’art, et qui phagocyte tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me semblèrent de même nature et vitesse que ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Sinon, au premier pas dans la galerie d’art, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a jailli la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême de folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène (« poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traverser par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend bien la musique, ou plutôt non, sous la forme d’un souvenir, ce qui restait après la musique quand celle-ci avait été extraite de son support mécanique et qu’il ne restait plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, elle avait une aura non reproductible telle quelle. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas. (Pierre Hemptinne) – Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse -  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est? -

            


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