Déréglementer, réduire la taille de l’État, privatiser, limiter l’inflation plutôt que le chômage, bref, financiariser et dépolitiser l’économie : les différents dogmes de cette pensée prêt-à-porter sont bien connus. Et s’ils s’immiscent lentement dans nos consciences c’est qu’ils sont diffusés à travers un vaste et inextricable réseau de propagande.
De fait, depuis la fondation de la Société du Mont Pèlerin, en 1947, les instituts de recherche néolibéraux, ces think tanks financés par des transnationales et des grandes fortunes, propagent inlassablement la pensée néolibérale au sein des universités, dans les médias, auprès des parlementaires, etc.
Cette idéologie qui s’affiche évidence, forte de la sanction historique et scientifique que semble lui avoir conférée la chute de l’URSS, a su intoxiquer tous les gouvernements, de gauche comme de droite. En effet, depuis la fin de la Guerre Froide, le rythme des réformes néolibérales est allé sans cesse s’accentuant. Souvent imposée par la force, que ce soit à travers les plans d’ajustements structurels du FMI et de la Banque Mondiale, sous la pression des marchés financiers et des transnationales ou même par la guerre, la doctrine néolibérale s’étend dorénavant à la planète entière.
Mais derrière l’écran de fumée idéologique, derrière ces beaux concepts d’ordre spontané et d’harmonie des intérêts dans un libre marché, par-delà la panacée de la « main invisible », que se cache-t-il réellement ?
Au contraire de la plupart des diatribes et autres pamphlets contre le capitalisme et le libéralisme qu’on nous sert depuis quelques temps, et non sans raison, L’Encerclement – La démocratie dans les rets du néolibéralisme présente comme particularité de laisser un temps de parole tout à fait important à plusieurs défenseurs de l’idéologie néolibérale, et non les moins représentatifs. On trouve ainsi parmi ceux-là des personnalités aussi illustres que Martin Masse, ardent défenseur du libertarianisme et du libéralisme classique, Jean-Luc Migué, économiste et professeur d’université mais aussi intervenant régulier dans les médias canadiens, Filip Palda, titulaire d’un doctorat en économie et professeur titulaire en économie à l’École nationale d’administration publique du Québec, et enfin Donald J. Boudreaux, lui aussi docteur en économie mais également en droit, qui enseigne entre autres le commerce international, parmi différentes activités.
Hélas pour ces intervenants et pour les idées qu’ils tentent de défendre, leurs discours prennent vite l’allure qu’on peut attendre de pensées à la naïveté assez affligeante, au mieux, ou plus simplement de plaidoiries assez malvenues pour une forme d’oligarchie aux nets accents aussi réactionnaires qu’antidémocratiques, au pire. En fait, le néolibéralisme tel que le défendent ces gens se présente tout à fait comme un système bien trop idyllique, voire franchement utopique pour pouvoir devenir une réalité. On s’amuse assez, d’ailleurs, en se rappelant que le communisme, en son temps, partageait les mêmes défauts de fond, celui d’une doctrine bien trop belle pour être vraie ; la comparaison peut d’ailleurs se poursuivre à travers les arguments des défenseurs du néolibéralisme qui, depuis quelques années, affirment que si leur système ne marche pas, ou mal, c’est parce-qu’il a été mal appliqué : l’histoire nous rappelle que les marxistes, au moment de la chute de l’URSS, utilisèrent une justification identique. Comme quoi, les extrêmes finissent par se rejoindre, au moins à force d’oublier que si une théorie ne peut être mise en pratique c’est certainement parce-qu’elle est bancale pour commencer…
Ces néolibéraux se tirent d’ailleurs une telle balle dans le pied que les interventions des autres sommités présentes dans ce film deviennent vite assez dispensables, du moins pour ceux d’entre nous qui possèdent un cerveau et un minimum de culture historique. On apprécie néanmoins en particulier le bref exposé de François Denord qui retrace l’histoire du mouvement néolibéral en exposant ses racines profondes, celle d’un mouvement initié par des représentants de l’École Autrichienne – dont les tendances élitistes ne laissent aucune place au doute – et au but à moitié avoué de donner à cette idéologie une envergure mondiale incontestée – de lui offrir la planète en quelque sorte.
Voilà pourquoi l’idée de fond que présente ce film n’est rien d’autre que celui d’une sorte de guerre ouverte entre les néolibéraux d’un côté et les peuples des différents états démocratiques du monde de l’autre, pour simplifier à l’extrême (1). Ce film, en fait, nous dresse rien de moins que le portrait d’une Troisième Guerre mondiale. Et une guerre orchestrée par des sociétés de service, industrielles ou financières si vastes et si puissantes, aux moyens de propagande et de manipulation si importants, qu’elles ne peuvent que gagner cette guerre des idées dont le prix est le contrôle de la planète : toute ressemblance avec des œuvres majeures telles que Le Meilleur des mondes ou 1984 est tout à fait volontaire.
L’intervention d’Ignacio Ramonet qui ouvre le film sur le thème de la pensée unique, d’ailleurs, se montre très informative sur ce point en expliquant combien l’opinion publique se trouve en quelque sorte conditionnée à penser que le néolibéralisme reste la seule voie possible, ce qui écarte ainsi toute possibilité de remise en question de ce système sous le prétexte fallacieux qu’il n’y aurait pas d’autre alternative possible et alors justement qu’on ne peut réfléchir à d’autres possibilités qu’en remettant d’abord en cause le dogme libéral. Plusieurs des éléments que présente Omar Aktouf complètent à merveille ces déclarations sur le conditionnement des masses, en plus de proposer de nombreuses autres pistes de réflexion sur d’autres sujets : on peut évoquer en particulier ses remarques sur l’évolution de l’économie qui commença à se voir enseignée au cours du XIXe siècle comme une science assez comparable à la physique dans le sens où elle ne se bornait plus qu’à des observations et devenait ainsi exempte de jugements moraux ou philosophiques, alors même que son impact sur la société se faisait de plus en plus important – ce qui implique bien sûr une dimension humaine indissociable de ce domaine, par définition.
Mais les autres intervenants se montrent eux aussi tout à fait intéressants, dans leur critique du néolibéralisme et de son impact néfaste sur l’économie mondiale comme par les expositions d’idées ou de faits penchant en faveur de l’état et des biens publics ; ainsi, Noam Chomsky rappelle que nombre des plus grandes inventions de l’histoire, comme l’ordinateur et internet mais aussi l’aviation, parmi beaucoup d’autres, sont le fait des états, de telle sorte que l’argument récurrent des néolibéraux consistant à considérer les autorités publiques comme inefficaces ne tient pas la route une seule seconde. De son côté, Susan George attaque la financiarisation de l’économie – cet autre aspect de l’élitisme inhérent à ce néolibéralisme affirmant que profits riment avec progrès – qui ne sert que la circulation des capitaux et se fait au détriment des échanges commerciaux et du travail qui, lui, ne peut circuler – expliquant ainsi la situation inhumaine des ouvriers chinois, par exemple. Quant à Bernard Maris, c’est avec sa verve coutumière qu’il pourfend les excès du néolibéralisme…
Bien sûr, nombre de ces éléments font à présent partie de la culture générale de chacun, voire même de l’expérience personnelle de certains d’entre nous. Mais quand Richard Brouillette commença le tournage de ce film, à la toute fin du siècle dernier, on ignorait combien la doctrine néolibérale pouvait en venir à orchestrer non seulement le moindre moment de notre vie mais aussi nos moindres pensées. Voilà pourquoi ce documentaire ne s’encombre pas de ces accents sensationnalistes caractéristiques de nombre des productions récentes sur le même sujet et au lieu de ça se concentre sur l’essence de ce qui constitue la meilleure riposte à la propagande néolibérale : les idées et son corolaire, l’intelligence.
Pour cette raison au moins, vous vous verrez bien inspiré de porter un œil attentif à ce film : en plus d’y apprendre des choses que vous ignorez peut-être, vous y trouverez surtout une raison supplémentaire de vouloir penser par vous-mêmes – ce qui, au fond, reste une des principales différences entre les humains et les animaux, ceux-là même qu’on dresse pour les plier à nos besoins comme les néolibéraux veulent le faire avec leur main-d’œuvre.
D’ailleurs, vous n’aurez nul besoin de chercher longtemps pour trouver un exemplaire de ce film car il vous suffit de lancer la vidéo ci-dessous :
(1) ce n’est pas Warren Buffet qui me contredira sur ce point, et surtout pas compte tenu de ses déclarations publiques du 25 mai 2005 sur CNN à propos de la lutte des classes contemporaine ; source. ↩
Note :
Si quelques passages de la vidéo ci-dessus ne sont hélas pas traduits, les séquences correspondantes peuvent néanmoins se trouver sous-titrées sur la toile sans trop de difficultés. Au pire, le DVD du film peut être commandé sur le site de l’éditeur Les Films du Paradoxe.
Récompenses :
- Festival du documentaire de Yamagata : Prix Robert et Frances Flaherty
- Visions du réel : Grand Prix
- IndieLisboa : Prix du public du meilleur long métrage et Mention spéciale pour le Prix Amnesty International
- Rendez-vous du cinéma québécois : Prix Pierre et Yolande Perrault
- Festival international du cinéma francophone en Acadie : Prix La Vague
L’Encerclement – La démocratie dans les rets du néolibéralisme
Richard Brouillette, 2008
Les Films du Paradoxe, 2009
160 min, env. 20 €
- le site officiel du film
- le dossier de presse du film
- une interview du réalisateur
- d’autres avis : Webga-Blog, Romain Kroës