Il est de ces peintres qu’on ne connaît que vaguement, dont on a présent à l’esprit qu’une ou deux toiles, jusqu’au jour où une rétrospective, comme celle de Lovis Corinth au Musée d’Orsay jusqu’au 22 Juin, vous permette de les découvrir.
Dès la première toile, le ton, un certain ton, est donné : L’autoportrait au verre de champagne avec son épouse,1 de 1902, montre un gaillard rubicond, débraillé, archétype du bohème, dont les mains sont fort occupées. L’une tient un verre où j’ai du mal à reconnaître du champagne dans ce liquide rouge clair tranquille, l’autre enserre le sein droit de sa femme nue sur ses genoux et presse le mamelon entre deux doigts sans retenue aucune. On est dans une truculence toute flamande, où plaisirs de la chair et de la chère se mêlent. Je ne sais si Corinth entre aisément dans le cadre que le commissaire de l’exposition lui assigne, entre expressionnisme et impressionnisme, plus une formule qu’une définition à mon sens, mais on sait dès ce premier tableau que c’est un peintre de corps, de chair, de sang, de rondeurs et de muscles. C’est un peintre qui, plutôt qu’aux mignardises roses de Renoir, se relie aux grands peintres du corps du XXème siècle, à Lucian Freud, à Francis Bacon même.
C’est un tel peintre de chair que, quelques salles plus loin, on tombe en arrêt devant un tableau tout de viande et de sang, un Boeuf abattu à l’abattoir2, de 1905. Bien sûr on pense à Soutine, mais il y a chez Corinth plus de réalisme, plus d’acharnement à rendre les tendons, les attaches des muscles, les gouttes de sang dans cette masse de chair morte.
Le corps humain peut être gai, tendre, sensuel, épuisé après une bacchanale qui laisse les chairs lourdes et flétries; il peut aussi être tragique et ce Larron sur la croix3, de 1883, en est un magnifique exemple : son corps est tordu, contourné, pris dans une transe. Une jambe est soutenue par une courroie, les bras sont tirés en arrière, la violence de l’agonie est rendue visible; le bois de la croix, lui, est si matériel, si immuable par contraste.
A côté de ses scènes tragiques, épouvantables parfois même comme son Grand Martyre ou cette aquarelle d’une Crucifixion4 où les gouttes de sang semblent perler à la surface du papier, bien des scènes mythologiques paraissent trop lisses, trop calmes, bercées d’un symbolisme délicat, et parfois trop théâtrales, grandiloquentes par leur propos, mais timorées dans leur facture, telle, parmi d’autres, Salomé.
Son Samson aveuglé5 est un chef d’oeuvre de force brute : Samson est enchaîné, menotté entre deux colonnes qu’il ne peut plus ébranler, ses muscles sont désormais impuissants. Au bandeau sanguinolent qui voile ses yeux, répond le large cache-sexe qui dit trop bien sa virilité évanouie, sa force dilapidée. Corinth peint ce tableau en 1912 après l’attaque qui le laisse diminué, et ce tableau est aussi un autoportrait.
Voici enfin une petite Naissance de Vénus6, de 1923, où la déesse naît de la peinture même : sa chair surgit des tréfonds de la toile. Ses formes sont peu distinctes, une tache rose, des cheveux blonds qui émerge du bleu du ciel et de la mer.
Plutôt que les nombreux portraits, souvent trop convenus, où Corinth révèle trop rarement l’âme profonde de son modèle, et que les paysages, peu convaincants, peints au goût du jour, j’aurais aussi aimé vous montrer ses gravures, qui, à la fin de sa vie, sont le plus fort témoignage de sa force, mais pas d’images disponibles.
1Collection particulière, courtoisie de JJ Nathan
2Ratisbonne, Kusntforum Ostdeutsche Gallerie
3Collection particulière, Bochum
4Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
5Nationalgalerie, BerlinPhotos courtoisie du Musée d’Orsay