Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde, 1606-Amsterdam, 1669),
Le Christ et les apôtres dans la tempête sur le lac de Tibériade, 1633
Huile sur toile, 160 x 128 cm, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum
Les Fêtes de l'an qui tourne, pour reprendre le titre d'un essai de la très regrettée et aujourd'hui trop négligée Marguerite Yourcenar, nous ramènent aux traditionnels vœux de début d'année, que je suis heureux de pouvoir vous adresser en ce premier jour de l'année, chers lecteurs.
J'imagine que certains auront déjà sourcillé en lisant le titre de ce billet et en découvrant les illustrations, picturale comme musicale, choisies pour accompagner ces quelques lignes. Je n'ignore pas qu'il est plus que jamais de bon ton, en une époque qui vient d'accueillir l’abréviation « lol » dans au moins un dictionnaire de langue française, de mettre de son côté les ricaneurs, si possible grotesquement tonitruants ou gloussants, et de se faire aussi inconsistant que cette ultime expression de la pensée contemporaine que semblent être devenus les gazouillis de certain réseau social dont le symbole ailé dit assez la légèreté, mais ce n'est définitivement pas mon fait. Alors que sont à peine dissipés les gargouillis et autres éructations d'une semaine de fêtes vidée de sens mais plus que jamais indécemment vautrée dans la surconsommation pour ceux qui le peuvent encore et ceux qui hélas s'endettent pour ne pas se sentir exclus de cette bacchanale, il me semble bon de rappeler que nous entrons dans une période de fortes turbulences, une traversée par gros temps sur une mer incertaine et hostile. Rassurez-vous, je ne vais pas déployer ici les litanies d'une crise dont nul ne peut ignorer les ravages, des promesses politiques fracassées sur les écueils d'une réalité peu soucieuse de réenchanter d'improbables rêves, des innombrables voies d'eau qui ne cessent de menacer d'engloutir ce qui constitue notre héritage historique et culturel ; tout ceci est hélas trop tristement présent dans le quotidien de la majorité d'entre nous pour qu'il soit nécessaire d'en rajouter.
En 2013, plus que jamais, les artistes et en particulier les musiciens, qui fournissent l'essentiel de la substance de ce blog, vont avoir besoin de notre soutien, car il est fort probable que l'année sera extrêmement difficile pour nombre d'entre eux, en particulier dans le monde de la musique ancienne, fragilisé par son manque de visibilité – il est quand même proprement scandaleux que les magazines ou sites de critique musicale ignorent ou expédient à la sauvette la majorité des disques consacrés au Moyen Âge et, dans une moindre mesure, à la Renaissance, laissant le public être la proie de qui leur vend du ménestrel braillant avec plume au chapeau et collant trop ajusté en leur laissant croire que ce folklore donne une juste image des répertoires médiévaux – , et dans celui de la musique baroque guetté par une uniformisation galopante qui commence à inquiéter certains de ses principaux acteurs comme le contre-ténor Max-Emmanuel Cencic qui déclarait récemment à un grand quotidien français : « L’opéra baroque est aujourd’hui incontournable pour la plupart des scènes du monde. Mais, à quelques exceptions près, on joue presque toujours les mêmes ouvrages, Giulio Cesare de Händel en tête. » J'ai fugacement souri en lisant cette phrase, me ressouvenant de m'être fait traiter de pisse-vinaigre lorsque j'avais osé dire, il y a un ou deux ans, qu'avec la frilosité induite par la crise, les salles et les festivals, certains de ces derniers étant clairement menacés dans leur existence même, mais aussi certains labels discographiques chercheraient de plus en plus à se rassurer en proposant des produits maintes fois réchauffés signés Vivhändel, bien sûr. Aujourd'hui, force est de constater que nous y sommes, mais peut-être le fait qu'un chanteur qui n'est pas le dernier à interpréter ces deux compositeurs ose le relever, tout en s'engageant personnellement dans l'exploration de terres jusqu'alors inconnues, comme il l'a démontré avec son récent Artaserse de Leonardo Vinci, provoquera une salutaire prise de conscience.
En dépit de tous ces signaux inquiétants, je ne peux et ne veux cependant m'empêcher d'être optimiste, car la jeune génération est là et bien là, et elle commence à glaner ses premiers lauriers qu'elle n'a pas usurpés. Vox Luminis a remporté en 2012 un succès fracassant en raflant deux trophées du prestigieux magazine Gramophone, dont celui du disque de l'année, pour ses Musikalische Exequien de Schütz, Mathieu Dupouy a confirmé qu'il était un claviériste riche de mille belles idées, le premier enregistrement de Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale a tenu la dragée haute à bien des grands noms, les Quatuors Ruggieri et Cambini-Paris ont porté haut les couleurs de la musique de chambre romantique française et Nicolas Couton celles de la symphonie, Il Festino et le Ludovice Ensemble nous ont démontré l'un que l'air de cour italien, l'autre que la cantate française étaient des univers passionnants, tandis que les Esprits Animaux enfiévraient Telemann. Demain, vous entendrez l'Ensemble Stravaganza briller dans la complexe musique autrichienne du XVIIe siècle et les Musicall Humors de Julien Léonard dans celle de l'Angleterre, Thomas Dunford enchanter Dowland et Qualia ressusciter des musiques de la fin du Moyen Âge que l'on pensait injouables, tandis que Le Miroir de Musique vous contera la naissance du violon quand l'Ensemble Epsilon vous entraînera dans le Lyon de la Renaissance, autant de raisons de rester confiant en l'avenir et d'oublier les projets saumâtres encouragés par des « grandes maisons » dont le profit est aujourd'hui l'unique raison de vivre et qui auront à cœur de vous asséner, cette année, de grands coups de Wagner et de Verdi, tous deux nés en 1813.
Comme l'ont compris ceux qui ont lu mon billet de cet automne intitulé Mémoires vives, la préservation et la transmission de la mémoire est au centre du projet de Passée des arts ; il se double également de la volonté de faire connaître, autant que possible, ces jeunes interprètes qui osent explorer de nouvelles voies et ne se contentent pas de thésauriser l'héritage que les générations précédentes ont constitué pour eux. La pire des choses qui pourrait arriver au monde de la musique ancienne serait de cesser d'être ce laboratoire permanent dont les propositions audacieuses ont contribué à changer radicalement, qu'on le reconnaisse ou non, la façon d'interpréter maints répertoires, y compris romantiques. Alors, s'il est évident que les douze mois qui sont aujourd'hui devant nous seront difficiles, périlleux, meurtriers, qu'ils soient aussi l'occasion pour tous ceux qui le souhaitent de se rassembler autour de ceux qui œuvrent pour nous transmettre les étincelles de beauté qui illuminent nos vies bien plus durablement que les paillettes des hystéries festives commandées.
À toutes et à tous, ainsi qu'à ceux qui vous sont chers, en pensée avec ceux qui souffrent et la mémoire de ceux qui nous ont quittés, je souhaite le meilleur pour l'année 2013.
Accompagnement musical :
Johann Jacob Froberger (1616-1667), Allemande, faite en passant le Rhin dans une barque en grand péril, extraite de la Suite XXIX pour clavier en mi bémol majeur (manuscrit de la Staatsbibliothek de Berlin)
Bob van Asperen, clavecin Joannes Ruckers le Jeune, Anvers, 1640