On craignait de subir des torrents de bons sentiments, des tornades d’énervante naïveté, des ouragans de bouillie mystico-religieuse. Force est de constater qu’en dépit d’un propos parfois agaçant, le film est emporté par un souffle épique hors norme. Le discours, d’abord simpliste, est intelligemment mis en relief pour donner une profondeur inattendue à l’aventure.
Synopsis : Après une enfance en Inde, Pi Patel, 17 ans, embarque avec sa famille pour le Canada. Mais après le naufrage de son cargo, il se retrouve sur un canot de sauvetage, seul avec un tigre.
L’Odyssée de Pi est une aventure démesurée à la hauteur des incroyables scènes de combat qui avaient scotché le spectateur dans Tigre et dragon.L’introduction est mollassonne et passablement énervante, notamment à cause de Pi adulte, sentencieux à souhait, qui raconte son histoire dans une voix-off pompeuse. Quant au récit en lui-même, pas de surprise : on avait déjà vu ce type de personnage qui embrasse toutes les religions dans un même besoin de trouver un sens au monde.
Le film démarre vraiment lorsque le bateau commence son naufrage : s’ensuit une scène de sauvetage impressionnante. Puis un conte fabuleux, soutenu par des effets spéciaux au top et une mise en scène talentueuse pour qu’on puisse y croire d’un bout à l’autre, ce qui était absolument essentiel pour soutenir le projet et son propos. Trois ou quatre séquences enthousiasment particulièrement, notamment dans les premiers assauts du tigre ou lorsque passe une colonie de poissons volants. Une fois le tigre apprivoisé, la fin de l’aventure se fait plus terne, délivrant un discours de foi simpliste et agaçant.
Et puis il y a la fin du film, un épilogue malin qui profite à fond de l’essence même du cinéma pour soutenir sa démonstration. Deux histoires nous sont présentées : l’une pendant 1h40, à grands renforts de séquences d’un lyrisme étourdissant, d’effets visuels hallucinants et d’images flatteuses, l’autre en 5 minutes, plan fixe sur le visage de Pi qui raconte, simplement avec des mots et la souffrance imprimée sur son visage. Ensuite le narrateur nous demande de choisir. Les japonais choisissent la première histoire, le romancier qui écoute le récit de Pi aussi. Il en va bien sûr de même du cinéaste, qui a dû dépensé 100 000 fois plus d’argent, d’énergie et d’inventivité pour illustrer la première version que pour raconter la deuxième.
Le choix est donc presque imposé au spectateur. Pourtant, si le film ne dit jamais clairement quelle histoire est vraie, de nombreux indices nous convainquent qu’il s’agit de la seconde. Alors, que veut nous dire L’Odyssée de Pi? Que la vérité compte moins que la beauté. Qu’il faut choisir l’histoire qu’on préfère, et non pas forcément l’histoire vraie. Si Ang Lee démonte habilement l’origine des mythes et des religions, il nous demande de croire en ce qui nous plaît le plus, comme un salut par le mensonge. Pi croit aux mythologies hindoue, chrétienne, musulmane, voire juive ou bouddhiste. Alors, parce que c’est plus beau, Ulysse peut avoir rencontré des sirènes, Moïse avoir ouvert la Mer Rouge, Jésus avoir marché sur l’eau, et Pi avoir apprivoisé un tigre en mer. « Il en va de même pour Dieu » dit Pi. Alors, la vérité n’a plus d’importance, et tant pis si cela fait de nous des êtres naïfs enfermés dans des bulles d’imposture. L’homme aime croire, au risque d’oublier ce qui est vrai et de provoquer les pires malheurs. L’Odyssée de Pi flatte ce dangereux instinct en prenant apparemment le parti du merveilleux contre le réel.
Pourtant, Ang Lee ne se contente pas du conte. On préfère largement relire la fable à la lumière de ce qu’on suppose être la vérité : alors la légende devient passionnante et raconte beaucoup plus sur l’aventure de Pi que le faisait la première lecture naïve du film ou que l’aurait fait le simple récit de la réalité. En nous donnant accès aux deux versions, le cinéaste taïwanais suggère presque malgré lui que la vérité est nécessaire pour comprendre la légende. Alors, et alors seulement, quand le réel nous est restitué, le film trouve une profondeur qui justifie son génie narratif. Le vrai justifie le beau. L’Odyssée de Pi est finalement l’histoire d’un jeune garçon obligé de devenir sauvage pour survivre. Quand il revient à la civilisation, l’animal en lui le quitte, sans un regard pour l’homme qu’il va redevenir.
Note : 7/10
L’Odyssée de Pi (titre original : Life of Pi)
Un film de Ang Lee avec Suraj Sharma, Irrfan Khan, Adil Hussain et Tabu
Aventure – USA – 2h05 – Sorti le 19 décembre 2012