Le prix Nobel de littérature, rêve ultime de tout écrivain ? Plus proche du cauchemar en vérité. Retour sur les déçus de Stockholm.
Avec Mo Yan, on aurait pu croire que l’Académie suédoise avait visé juste : « mondialement reconnu et apprécié » pourLibération, « grand écrivain » et « compromis politique acceptable » pour Le Monde, le premier Chinois à obtenir la récompense ultime (Gao Xingjian mis à part : le Nobel de 2000 avait la nationalité française depuis 1997) aurait dû faire un bel ambassadeur. L’ennui, c’est que cet ambassadeur est un peu trop lié au gouvernement, entre son ancienne carrière militaire, son statut de vice-président de l’Association des écrivains de Chine et sa carte de membre du parti communiste national.Depuis l’annonce du lauréat, dissidents et intellectuels n’en finissent pas de commenter cette victoire, assimilée à une « catastrophe » par Herta Müller, elle-même victorieuse en 2009, dans le journal suédois Dagens Nyheter (repris par leGuardian). Lors de son discours de réception qui s’est déroulé à Stockholm le 6 décembre, Mo Yan a ainsi dû se justifier sur les polémiques suscitées par son sacre. « J’ai eu le sentiment que la personne visée n’avait rien à voir avec moi », a-t-il déclaré. Ce ne serait donc pas l’homme qu’on attaque, mais ce qu’il incarne, ou plutôt ce qu’il doit incarner maintenant que son nom est associé au Nobel.
On le sait, le Nobel de littérature ne récompense pas seulement les qualités littéraires d’une œuvre, mais sa symbolique dans un contexte géopolitique global. Selon Josepha Laroche, auteur deLes Prix Nobel, sociologie d’une élite transnationale (éd. Liber), il n’y a même aucune « équation entre la valeur littéraire et le Nobel. Un grand écrivain novateur ne mérite pas forcément le prix. Il s’agit d’incarner dans sa personne, mais aussi dans son œuvre, des valeurs de respect des droits des peuples. Le Nobel, y compris en littérature, a pour horizon la pacification des relations internationales. » Dans cette mesure, on comprendra que Louis-Ferdinand Céline et Ezra Pound n’aient jamais été nommés, sans doute écartés pour leurs prises de positions antisémites et fascistes. De même, l’Argentin Jorge Luis Borges qui, s’il a souvent figuré sur les listes, n’a, dit-on, pas été retenu, soupçonné de bons rapports avec le général Pinochet (il avait été photographié serrant la main du dictateur).
Ceux qui reçoivent le Nobel ont, tacitement, mission d’exemplarité. Cette stature induite par le prix, c’est précisément ce que redoutait Jean-Paul Sartre. En 1964, alors que la rumeur court qu’il pourrait être choisi à Stockholm, il s’empresse d’envoyer une lettre au secrétaire de l’Académie, expliquant qu’il« désire ne pas figurer sur la liste des lauréats possibles », pour des raisons « personnelles » et d’autres plus « objectives ». La lettre n’arrive pas à temps et Sartre, comme prévu, est récompensé. Autre missive, en forme de confirmation: « L’écrivain, précise-t-il cette fois, doit […] refuser de se laissertransformer en institution même si cela a lieu sous les formes les plus honorables comme c’est le cas. » Un seul autre écrivain a refusé le Nobel, le Russe Boris Pasternak, en 1958 – pour des raisons fort différentes : Khrouchtchev le menaçait d’exil à vie s’il l’acceptait. Acculé, il abdique « à la lumière de la signification donnée à cet honneur dans la communauté à laquelle [il] appart[ient] ».
Une fois nobélisé, on ne parle plus seulement en sa propre voix mais, semble-t-il, pour le bien commun. Qu’un lauréat se permette une sortie sur un sujet sensible, et il en paye immédiatement les conséquences. Ainsi de José Saramago (lauréat 1998) qui voit son œuvre boycottée en Israël quand, en 2002, il compare la situation de la Palestine « à ce qui s’est passé à Auschwitz ». Malaise également lorsque Doris Lessing (lauréate 2007) estime que « le 11 Septembre n’a pas été aussi terrible» que les actions sanglantes de l’Armée républicaine irlandaise. La romancière britannique, qui a son franc-parler, n’hésite pas, par ailleurs, à se plaindre des conséquences du Nobel sur son travail.
«Tout ce que je fais, c’est accorder des interviews et me faire prendre en photo », explique-t-elle dans un entretien avec la BBC, en mai 2008. La même année, elle publie Alfred et Emily(éd. Flammarion), qu’elle présente au Times comme son dernier livre. «Je n’ai plus l’énergie pour écrire en ce moment», avoue-t-elle. Lessing est l’auteur le plus âgé à avoir reçu le Nobel de littérature, elle avait 88 ans. Ses livres les plus importants avaient déjà été écrits – c’est, du reste, le cas de la grande majorité des lauréats. Le Nobel revient-il alors à signer la fin d’une carrière ? Récompensé en 1994, le Japonais Kenzaburō Ōe déclara qu’il n’écrirait plus de romans après le Nobel. Il a depuis repris la plume dans les médias pour militer contre le nucléaire au Japon, plus porte-drapeau qu’écrivain en exercice.
Dans ces conditions, rien de très réjouissant à être honoré par l’Académie. En 1950, l’année où William Faulkner obtient le prix, son œuvre est bel et bien derrière lui. Comme le rappelle Mathieu Lindon dans une enquête publiée dans Libération, il n’écrira plus que « son roman le moins admiré, Parabole, en 1954, ainsi que la Ville (1957) et le Domaine (1959), qui closent la trilogie Snopes commencée par le Hameau en 1940 (sans compter les Larrons, roman moins ambitieux, paru en 1962, l’année de sa mort). » À ce moment de sa vie, la cinquantaine fatiguée, Faulkner estime qu’il « ne reste probablement plus grand-chose dans la citerne. » Il va tout de même recevoir sa récompense à Stockholm, qu’il range ensuite dans une boîte à cigares, comme un souvenir d’enfance. Ce Nobel qui lui a apporté fortune et notoriété, il n’en voulait pas, en premier lieu parce qu’il impliquait la perte de sa vie privée, droit qu’il plaçait au-dessus de tout. En 1969, un autre homme discret remporte le Nobel de littérature, il s’appelle Samuel Beckett. L’auteur d’En attendant Godot (éd. Minuit) était déjà reconnu, mais il s’apprête à gagner une notoriété mondiale. Et quand elle l’apprend, son épouse, Suzanne, qui connaît bien l’homme, n’a qu’un mot : « Quelle catastrophe ! »
Par Thomas Stélandre