Il a l’allure d’un mot de la fin et par ricochet, il peut devenir rétrospectivement le mot de l’année. C’est Jean-Marc Ayrault qui a sifflé le départ en trouvant « assez minable » le départ de Gérard Depardieu pour la Belgique en raison d’une surcharge fiscale. A partir de là, ce petit mot sans personnalité affirmée et sans rayonnement notable, s’invite, comme un écornifleur sémantique, à coup de communiqués, dans les gazettes et les réseaux sociaux.
Chronique d’une réhabilitation d’un mot peu repéré jusqu'à présent dans les médias. Depardieu annonce d’abord fracassement son départ pour la Belgique. Philippe Torreton se fend d’une interpellation bien médiatisée dans laquelle il ne lésine pas sur les adjectifs et les formules vachardes. La charge est féroce au prix d’un style à l’insolence militante. « Le problème, Gérard, c'est que tes sorties de route vont toujours dans le même fossé: celui du "je pense qu'à ma gueule", celui du fric, des copains dictateurs, du pet foireux et de la miction aérienne, celui des saillies ultralibérales... ». Ça cartonne. En tout cas du côté des amis de celui pourrait recevoir le Gérard de l’exil fiscal. Voilà alors Catherine Deneuve qui dit toute sa colère à Libération. Celle qui fut une Demoiselle de Cherbourg reproche une mesquinerie « qui vous agite tant ». S’adresse-t-elle à Jean-Marc Ayrault ou à Philippe Torreton plutôt engagé à gauche ? Difficile à démêler les fils de son indignation. Entre temps, Jean-Marc Ayrault croit bien faire de se défendre d’avoir traité l’acteur « de minable ». Le qualificatif, visait en fait le comportement du nouveau bruxellois. «J'ai dit que ça avait un côté minable effectivement». Le Premier ministre ajoute qu’il en appelle à « l’esprit de patriotisme » et termine son intervention devant des journalistes par une formule qui mériterait à elle seule une explication de texte : « il [l’esprit de patriotisme] est bien utile dans ces périodes où parfois les valeurs se perdent de revenir à l'essentiel». Il s’en suit une charge de l’humoriste Gad Elmaleh, étoile de l’ex sarkosie triomphante. Pour rester dans le jeu, Gérard Depardieu avait auparavant répliqué par une pirouette théâtrale de bonne inspiration. « Minable, vous avez dit minable ? Comme c'est minable ! ». « Je ne demande pas à être approuvé, je pourrais au moins être respecté ! », ajoute à l’intention du Premier ministre l’homme qui toujours rit. Depuis, Torreton répond à Gad Elmaleh et reçoit des soutiens qui eux-mêmes ont leurs détracteurs. Bernard Tapie entre dans le remue-ménage sémantique. Pour annoncer son retour dans les affaires, il estime que le cabinet du ministre du Redressement productif a tout fait pour l'empêcher de reprendre le Groupe Hersant Media « pour un motif minable : la peur que je devienne candidat aux municipales à Marseille».
La peoplosphère bruisse de petits potins mondains. Il faudrait toute une équipe de veilleurs du Net pour suivre toutes les occurrences de cet adjectif qui entre par effraction dans la zone de la trêve des confiseurs. L’année 2012 n’a pas manqué de situations qui pourraient se trouver sous la gargouille de l’adjectif lâché par le Premier ministre. Annus minabilis pour nombre de ténors du verbe haut et à l’ambition bien trempée. On se laisse à dire que les finalistes de l’élection interne de l’UMP ne sont pas mal placés pour laisser leur nom réunis à cette production au scénario mal ficelé. On pense à eux plutôt qu’à d’autres parce que leurs échanges d’amabilités sont récents. Rappeler l’ensemble des situations de « minabilité » qui ont émaillé l’année 2012 serait fastidieux. Il est raisonnable de laisser à chacun faire sa propre liste.
Mais pourquoi tant de bruit pour une bouffonnade ? Pourquoi est minable la décision de Depardieu alors que la fuite de Bernard Arnault n’a pas déclenché l’anathème public de Matignon ? Pourquoi ce mot sorti de l’oubli par le Premier ministre fait-il un tel tabac ? Où Jean-Marc Ayrault avait la tête pour s’en prendre à l’acteur français le plus populaire habitué aux excès de toute nature ? Pourquoi employer un terme que deux automobilistes en délicatesse pour une priorité disputée utilisent juste avant d’en venir aux mains ?
Deux explications entrent en scène. La première qui pourrait être avancée est l’opposition entre les motifs de Depardieu et le sens premier de minable. L’adjectif renvoie à la notion de misère : ce serait une forme d’antiphrase que de caractériser le comportement de l’acteur le mieux payé de France d’avoir un pauvre comportement non conforme à la solidarité nationale (versus Ayrault). La puissance des actifs financiers ne fait pas la richesse de l’homme. « Être libre, ce n'est pas seulement ne rien posséder, c'est n'être possédé par rien. », rappelle le romancier Julien Green. Les réactions grinçantes au départ précipité de Depardieu retiennent le refus de la solidarité à laquelle les citoyens porteurs d’une image médiatique seraient tenus. Elles font passer celle de l’intéressé du stade de l’icône à celle de paria. Le départ de Dépardieu (le « départ-dieu ») a des allures de coup de boule sur un terrain de foot. Les fidèles deviennent dévots. Les adversaires se cambrent et s’agitent. Les réactions sympathisantes en disent long sur l’immaturité sociale des poids lourds du showbiz.
La seconde explication se réfère à l’autre signification de minable qui est proche de lamentable. En se référant à ce sens, le Premier ministre ne pourrait plus dire qu’il s’en prend au comportement uniquement. C’est bien un individu qui serait visé. Dans la vie courante, celui, qui dans un aveu plein d’humilité, reconnaît que « sur ce coup là, j’ai été minable », exprime une autoévaluation sans concession. Cela ne correspond pas cependant à l’habitus de l’acteur. S’en aller tout piteux ne concorde pas non plus avec le film des événements. Tout laisse à penser que l’intéressé revendique une forme de jubilation dans l’expression de son désir de Belgique.
Minable est un mot qui en dit plus que son sens. Il couvre de flou les motifs de celui qui le jette. Il blesse celui qui le reçoit. Il offre à l’offensé la solidarité des courtisans et des grincheux. Il faut être sûr de soi et pénétré de sa propre gloire pour trouver qu’il y a quelque chose de minable chez une personne. Si le Premier ministre voulait signifier que la décision de l’acteur manquait de grandeur et de compréhension de la situation économique, il aurait pu recourir à minus ou plus sérieusement à l’expression minus habens, signifiant ayant moins de… morale, sentiment patriotique... Le risque de se faire traiter de minable en retour eût alors été bel et bien au rendez-vous. Les uns et les autres seraient forts avisés de se taire et d’adopter un profil bas pour ne pas entrer dans de minables calculs de communication. Ce sont l’usage et les circonstances qui rendent minable ce mot taillé dans un potentiel pouvoir de disqualification.