Bien entendu, il y eut une période d’envol, comme pour tout le monde : celle où l’on se sent obligé de voler de ses propres ailes. Il faut donc quitter le nid et son confort. L’adolescence et les angoisses de l’âge adulte nous faussent alors la vue. Ce qui est lié à la famille nous paraît obligation. On cherche des prétextes pour échapper aux prétendues conventions. Peut-être y reviendra-t-on plus tard ? Mais avant cela : Ces tablées d’oncles, de cousines, de frères ! Les parents riaient enfin, abandonnant pour quelques heures leurs fonctions d’autorité et d’éducation. Certains invités racontaient encore et encore la même histoire réclamée par tous. On poussait les assiettes pour écrire un mot au dos des menus calligraphiés à l’encre dorée. Un oncle imitait le singe ; un autre se mettait à jouer du piano et enfin ma mère chantait du Théodore Botrel ! Nous étions baignés dans l’insouciance de l’enfance.
Un superbe texte de Julos Beaucarne m’a toujours ému, évoquant à peu de chose près la même situation : « Lorsque nous étions réunis à table et que la soupe fumait, Maman disait parfois: « Cessez un instant de boire et de parler ». Nous obéissions… « Regardez-vous », disait-elle doucement. Nous nous regardions sans comprendre, amusés. « C’est pour vous faire penser au bonheur », ajoutait-elle. Nous n’avions plus envie de rire… « Une maison chaude, du pain sur la nappe, des coudes qui se touchent: voilà le bonheur », répétait-elle à table. Puis le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants et qui nous attendait dehors, au soleil. Et nous étions heureux. Papa tournait la tête, comme nous, pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu’il se sentait visé, il disait à ma mère: « Pourquoi tu nous y fais penser, à ce bonheur ? » Elle répondait: « Pour qu’il reste avec nous le plus longtemps possible »… »
Inutile d’insister sur le côté symbolique du repas familial. Il est des repas célèbres : le Banquet de Platon, la Pâque juive, la Dernière Cène de l’Évangile, les ripailles de Pantagruel, les célébrations de victoire des Gaulois à la fin des albums d’Astérix. Des chercheurs, tels J. Gussler et L.E. Arnold (Feeding Patterns and the Changing Family), détaillent le rite : « La famille a été, de tout temps, la première unité impliquée dans les activités alimentaires. C’est grâce à elle que les comportements autour de l’alimentation se sont ancrés dans la culture, car elle est le véhicule par lequel le symbolisme de la nourriture, les émotions, croyances et attitudes qui y sont rattachées sont transmis de génération en génération. »
Les spécialistes ont détaillé en sept fonctions le repas familial : la communication (on philosophe, on détaille la vie de celui à qui l’on porte un toast, on échange des idées, etc.), l’identité familiale (le repas est la traduction de son appartenance religieuse, sociale, etc.), la cohésion familiale (les échanges renforcent l’appartenance au groupe), la protection (les échanges rassurent, enlèvent les méfiances, répondent aux questions), la socialisation (C’est durant ces repas que les enfants apprennent le respect de la nourriture et acquièrent la connaissance des règles de savoir-vivre : comment se comporter, s’exprimer, écouter, saisir les nuances de la conversation…), la transmission (de génération en génération, on définit les choses de la vie) et finalement un certain sens du sacré (une vision de la vie, la nourriture du corps et de l’esprit).
On sait évidemment qu’aujourd’hui des changements de toutes sortes ont affaibli le rituel du repas familial et les liens formés par le partage et la consommation de la nourriture. Néanmoins cette tradition de bonheur résiste assez souvent ! Tout d’abord, parce qu’une fois l’envol réussi, on garde la nostalgie sans doute de ce bonheur-là et on retrouve, quand c’est encore possible, ses parents pour le repas. Ensuite, parce qu’on tente de perpétuer avec sa « nouvelle » famille cette tradition avec les enfants, mais surtout (à la demande de leurs parents, d’ailleurs) avec les petits-enfants.
J’avoue avoir passé beaucoup de temps à chiner avec ma femme pour découvrir « la » table assez grande pour accueillir tout ce petit monde et ne pas devoir diviser la famille en une table des grands et une des plus petits ! Comment ne pas fondre quand à la fin d’un repas familial, de Noël par exemple, vous êtes sollicité par un des plus petits-enfants : « Papy, on jouera (on chantera) tous ensemble ? »… A. Lemenorel écrit dans «Fonction symbolique, fonction sociale: l’aliment et la table à l’époque contemporaine» : « Nos repas d’antan ne sont peut-être plus; nos repas actuels n’en sont pas moins chargés de signification: la ritualisation y est tout aussi présente. »