Stella du matin
J’avais rencontré Stella dans l’escalier du Cap Blanc par un froid matin de décembre. Il avait neigé la veille, une neige qui s’était rapidement changée en grésil qui
J’allais gravir le grand escalier qui y relie la Basse-Ville aux Plaines d’Abraham quand je l’ai aperçue, sac au dos et canne à la main ; sa silhouette toute frêle perdue au milieu de l’immense escalier, elle montait. Sa main gauche s’agrippait à la rampe, pendant que de sa canne dans la main droite elle tâtait une à une les marches avant d’y poser le pied. Lentement, marche après marche, elle montait. Si lentement que me vint d’abord l’idée de la dépasser, mais, craignant pour elle, je décidai plutôt de la suivre à distance, calquant le rythme de mon pas sur le sien. Et quand, à bout de souffle, elle s’arrêta sur le dernier palier, je m’arrêtai à mon tour.
« 398 marches, me dit-elle en souriant, il ne nous en reste plus qu’une centaine. »
Elle s’appelait Stella. « Stella du matin », avait-elle précisé. Et, ce matin-là, nous avions longuement marché sur les Plaines, faisant halte çà et là, le temps de prendre quelques photos. Ici, traversé de la pâle lumière de l’aurore, un boisé en ombre chinoise ; là-bas, un banc public, un lampadaire, un arbre toutes branches et ramures tendues vers un ciel couleur de fumée… Chaque halte ponctuée de bribes de conversation.
C’est ainsi que Stella m’apprit qu’elle avait passé une bonne partie de sa vie à enseigner aux enfants à dessiner et à peindre, « à faire naître au bout de leurs pinceaux une multitude de couleurs et de formes et, surtout, disait-elle, à garder intacte leur capacité de s’émerveiller. » J’appris aussi que ses jours étaient comptés et qu’elle ne vivait plus que pour ces rares matins où la douleur desserrait enfin son étreinte, du moins juste assez pour lui permettre de venir ici, capter par petits bouts de ciel, les premières lueurs de l’aube. Et quand, naïvement, je lui demandai si sa fascination pour le ciel ne cachait pas une tout autre quête, en me regardant elle dit :
Je n’ai jamais su si le matin de notre rencontre fut pour elle le dernier. Les années ont passé, j’ai commencé à perdre la mémoire, mais je n’ai jamais oublié son nom ni les couleurs du ciel à l’aube ce jour-là.
Notice biographique :
Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts. Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)
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