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Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 5.

Publié le 24 décembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

Lire les épisodes précédents de cette passionnante (?) saga :

http://legraoullydechaine.fr/2012/11/30/journal-dun-intervieweur-sequestre-prologue/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/15/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-1/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/18/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-2/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/19/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-3/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/22/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-4/

Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! Une bonne nouvelle : notre collaborateur Renan Apreski a été libéré par ses ravisseurs ! À l’heure où j’écris ces lignes, il se prépare à fêter Noël avec sa famille. C’est donc un vrai cadeau de Noël pour nous de vous présenter le journal de ses derniers jours de captivité…

JEUDI 13 DÉCEMBRE : Vais-je faire signer un CDI à mes vigiles ? Je les ai observés depuis ma fenêtre toute la journée, et je suis impressionné : pas une seule fois ils n’ont relâché leur effort de surveillance, se relayant à la mi-journée et à la tombée de la nuit sans le moindre retard, s’interrompant à peine pour manger. Je les avais toujours considérés comme des brutes épaisses dénuées de la moindre intelligence, tout juste bons à obéir aveuglément aux ordres, même si on leur demandait de se mettre à quinze pour tabasser un mendiant infirme et rachitique, et les voir faire tout ça sans en avoir reçu l’ordre de ma part et sans être payés vaut tous les entretiens d’embauche que je pourrais leur faire passer : ils méritent largement leur CDI, mais je n’ai pas non plus envie qu’ils doivent ça au chantage dont je suis l’objet… N’y a-t-il donc pas une issue qui soit avantageuse pour tout le monde ?

VENDREDI 14 DÉCEMBRE : J’ai décidément l’art de me poser une question pour en occulter une autre : je n’ai pas de souvenir précis du rêve que j’ai fait cette nuit, je me souviens juste qu’il revenait de façon obsédante au mystère de l’endroit dans lequel je me trouve ; j’ai réalisé que ça me gênerait épouvantablement de céder aux exigences de mes vigiles sans savoir d’abord quel était donc ce lieu si étrange. Je crois que je vais faire du chantage à mon tour : je ne leur signerai rien tant qu’on ne m’aura pas dit où je suis ! Je vais le dire à mon prochain visiteur…

SAMEDI 15 DÉCEMBRE : J’ai signalé que je demandais à savoir où j’étais avant de proposer un CDI à mes vigiles : ma demande a été reçue, mes vigiles viendront tous demain me chercher dans ma chambre pour me faire sortir sous leur étroite surveillance et me présenter les lieux ! Je n’en demandais pas tant, il suffisait qu’on réponde à ma question, mais on m’a dit que je devais le voir pour le croire. Je ne suis pas Saint Thomas, que je sache ! Cet endroit est donc si extraordinaire ? Je vais enfin faire ma première sortie depuis un mois, j’ai d’autant plus hâte que ma curiosité est titillée !

DIMANCHE 16 DÉCEMBRE : Je suis complètement bouleversé ; j’ai enfin une réponse à toutes les questions que je me posais quant à la nature du lieu, et cette réponse me semble à la fois logique et extravagante. Je m’en veux de ne pas y avoir pensé plus tôt, mais l’endroit me semble toujours aussi bizarre. Je suis encore sous le choc de la découverte, je vais attendre demain pour consigner par écrit le récit de ce dimanche pas comme les autres…

LUNDI 17 DÉCEMBRE : « Veuillez nous suivre, s’il vous plait », m’a dit hier matin, après mon petit déjeuner, le premier de mes vigiles à avoir pénétré dans ma chambre, avec le ton sec et militaire que sa profession l’a accoutumé à prendre. En fait, je ne suivais que la moitié de ces seize colosses, je précédais l’autre moitié. Mon père m’avait souvent raconté qu’à son arrivée en France, il s’était régulièrement retrouvé entouré de policiers après avoir été marron à un contrôle d’identité, mais jamais je n’avais encore ressenti ce qu’il devait éprouver dans de telles circonstances. C’est chose faite ! Ces considérations ne m’empêchèrent pas de considérer les couloirs dans lesquels nous marchions, conformes à l’idée que je pouvais m’en faire : de toute évidence, nous étions dans un hôtel de luxe défraîchi, laissé dans un quasi-abandon : des lambris dorés mais mal entretenus, des tapis rouges poussiéreux, un carrelage craquelé jusqu’à en perdre au moins la moitié de son prix jadis prohibitif… Les escaliers, ce n’était pas mieux : en descendant, j’hésitai à mettre la main à la rampe ; même si ça ne m’avait pas fait courir le risque d’avoir une main pleine de poussière, le bois rongé par les vers et l’humidité aurait sans doute cédé sous le poids de mes métacarpes ; de toute façon, je ne risquais pas de tomber, les vigiles m’interdisant toute chute vers l’avant ou vers l’arrière. Une fois l’extérieur atteint, je fus presque aveuglé par la lumière du jour que je n’avais plus vue depuis un mois autrement que filtrée par la fenêtre de ma chambre. Malgré le froid, je ressentis une joie indicible en sentant entrer l’air frais de la montage dans mes poumons. Tout à mon étourdissement, je ne pris pas immédiatement connaissance de la nature du bâtiment qui s’offrait désormais à mes yeux et dans lequel j’avais fait un séjour prolongé, mais tout à coup, l’évidence me sauta aux yeux : le bâtiment n’était autre que la gare de Canfranc, située à la frontière franco-espagnole ! Je la reconnus tout de suite, j’avais déjà fait un reportage sur ce bâtiment extravagant : au début du XXe siècle, lorsque fut construite la première ligne de chemin de fer reliant les deux côtés des Pyrénées, les gouvernements français et espagnols se mirent d’accord pour faire de Canfranc une des portes de l’Europe et firent donc construire une gare monumentale, esthétiquement proche d’un palais de Saint-Pétersbourg, avec un hôtel luxueux pour accueillir des visiteurs que l’on espérait prestigieux. Le bâtiment fut donc bâti grâce à une débauche de moyens financiers et techniques et inauguré en grande pompe en 1928 en présence du roi d’Espagne et le président de la République française. Seulement voilà : cette gare internationale resta sous-utilisée, tant pour le transport des voyageurs (à peine 50 par jour à son apogée !) que pour celui des marchandises. Elle fut donc peu à peu abandonnée, laissant vraisemblablement dans les finances des deux États un gouffre comme on n’en creuse qu’un par siècle. Ne passe plus désormais qu’un TER poussif desservant le hameau, celui que Hessel, Carles et Filoche avaient dû emprunter après moult et moult changements. Pas étonnant que ma présence soit restée aussi discrète ! Malgré son état de délabrement avancé, cette gare avait quelque chose de magique, en plein milieu de ces montagnes… Je ne pipai pas mot, j’écoutais à peine les explications des vigiles qui, de toute façon, ne m’apprenaient rien de plus que ce que je savais déjà… Après, c’est le trou noir : on m’a raccompagné vers ma chambre, mais il m’a bien fallu trois heures pour reprendre mes esprits…

12-24

MARDI 18 DÉCEMBRE : À bien y réfléchir, il y a quand même quelque chose de scandaleux, dans l’histoire de cette gare : la France persistait dans ce délire alors qu’elle avait encaissé quatre années de guerre ! On a construit ce grand machin inutile et tape-à-l’œil alors qu’il y avait tellement de gens, d’un côté ou de l’autre de la frontière, qui crevaient de faim ! Je me souviens que le roi Alphonse XIII, qui avait inauguré la gare, était parti en exil trois ans après, contraint par la victoire des républicains aux élections : une coïncidence ? Non, je crois plutôt que cette gare est le symbole architectural le plus parfait d’un monde qui ne voulait pas admettre tout de suite qu’il était condamné, un monde où toutes les richesses étaient détournées pour satisfaire les égos des décideurs politiques et économiques au lieu d’aider le peuple à vivre… Ce monde, celui de l’Europe d’avant les années 1930, ressemble étrangement au nôtre ! Vais-je continuer à cautionner cette injustice qui risque de ramener le fascisme et la guerre ? Certainement pas ! De toute façon, ce qui est dit est dit : ils ont tenu leur promesse de me faire savoir enfin où je me trouvais, je tiendrai la mienne de faire signer un CDI à mes vigiles ! Je n’ai plus aucun remords, ce n’est plus une faveur que j’accorde à des employés qui font bien leur travail, c’est une évidence que j’applique sans qu’il y ait à se poser plus de questions !

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 5.

Alphonse XIII

MERCREDI 19 DÉCEMBRE : Gérard Filoche s’est présenté avec tous mes vigiles pour me faire signer les CDI promis. Une fois cette formalité exécutée, j’ai charrié un peu l’inspecteur du travail en retraite : « Le transport en train n’a pas été trop inconfortable ? » Avec un grand sourire, il m’a répondu : « Bof, vous savez, j’ai l’habitude ! Je n’ai pas accumulé assez de points retraite pour me payer une limousine avec chauffeur ! » Nous avons ri de concert ; dire qu’il y a à peine un mois, je lui aurais peut-être cassé la gueule pour m’avoir dit ça !

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 5.

Gérard Filoche

JEUDI 20 DÉCEMBRE : Le chauffeur routier de l’autre jour est venu me voir pour m’annoncer la nouvelle à laquelle je m’attendais : « Vous avez cédé à toutes les exigences, on vous ramène chez vous !

-   Déjà ? ! » ai-je spontanément répondu, étonné moi-même de cette réponse qui venait du fond du cœur.

« Ben oui, quoi, déjà, m’a-t-il répondu, presque agacé ! Vous n’avez pas l’intention de passer vos vacances de Noël ici, que je sache ? Vous avez fait tout ce qu’on vous a demandé, on n’a plus aucune raison de vous retenir ici, on n’est pas des bourreaux ! De toute façon, tout le monde est parti, même vos vigiles sont rentrés chez eux en attendant que vous les rappeliez pour reprendre le travail, vous auriez pu vous enfuir, personne n’aurait essayé de vous rattraper ! Il ne me reste plus que moi et un copilote pour vous reconduire jusque chez vous !

-   Oh, mais il ne faut pas vous embêter pour moi : je peux bien prendre le train…

-   Et avec quoi ? Vous n’avez pas de liquide, pas de carnet de chèque, pas de carte bancaire avec vous, on ne vous a rien laissé emporter, quand on vous a enlevé ! Nous, au moins, on vous fait rentrer gratos, malgré les prix de l’essence ! Vous nous racontez des conneries pour rester plus longtemps ici, c’est ça ? Mais qu’est-ce que vous trouvez de si bien à cet endroit minable ?

-    Écoutez, monsieur, c’est un peu brutal, pour moi, de reprendre immédiatement la route… Ne pourrait-on pas d’abord faire un petit tour dans ces montagnes, comme ça, juste pour le plaisir ? Je suis né en Bretagne, je n’avais jamais vu les Pyrénées avant ! Juste un jour ou deux, et après, on rentre, promis !

-   S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir… Mais c’est vraiment parce que j’ai pris mes congés pour Noël, hein ! Et puis je vous préviens, on a juste notre vieux fourgon, c’est pas le confort d’un car de tourisme, et mon pote et moi, on n’a pas une carte de guide !

-   Ça ne fait rien, monsieur, je préfère votre compagnie à celle des trous du cul pleins aux as que je fréquentais autrefois au repas du Siècle : vous m’avez retenu prisonnier mais vous n’attendez pas le mois de janvier pour me libérer, vous !

-   Je ne comprends pas très bien ce que vous me racontez, mais bon, c’est comme vous voulez ! »

La perspective de ce week-end improvisé remplit mon cœur de joie : j’ai tellement besoin de me changer les idées après toutes ces émotions…

VENDREDI 21 DÉCEMBRE : Ah ! Contempler les cimes de ces montagnes ! Admirer la lumière rasante du soleil couchant ! Voir défiler ce merveilleux paysage par les vitres du fourgon ! S’arrêter dans les petits villages de montage goûter à cette saine et rude compagnie qui attend encore l’invasion des parasites touristiques et qui garde sa dignité intacte malgré les mille difficultés de leur quotidien miné par les méfaits du capitalisme ! Je revis enfin, j’ai tous les sens en éveil ! Les indignés ne s’en rendent pas compte, mais ils m’ont fait le plus beau cadeau de Noël dont je pouvais rêver ! L’inconfort relatif du fourgon dans lequel je voyage et dans lequel je dors avec mes deux guides improvisés qui ronflent comme des tronçonneuses passe presque sinon pour un détail du moins pour un atout supplémentaire à cette ambiance calleuse mais chaleureuse et, surtout, aérée, dans laquelle je baigne depuis hier soir.

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 5.

SAMEDI 22 DÉCEMBRE : Demain, à l’aube, le chauffeur routier et son copilote me reconduiront à Lesneven ; j’ai prévenu mon père par téléphone, ma sœur sera là elle aussi. L’idée de les revoir me rend heureux, mais j’ai un petit pincement au cœur à l’idée de quitter ces lieux enchanteurs ; ce n’est pas si difficile, d’être heureux, finalement ! En tout cas, on n’a pas besoin d’avoir autant de luxe que l’émir du Qatar pour y arriver ! Le peu que l’on a pour vivre bien suffit, et c’est justement pour être sûr de garder ce peu dont les riches veulent les priver que les indignés se battent…C’est terrible, je ne peux pas m’empêcher d’être moralisateur ! Est-ce le contrecoup de la perspective de mon départ ? Quoi qu’il en soit, j’ai promis de ne rien dire à la police, mais j’avoue que ça ne m’était même pas venu à l’esprit ! Je l’aurais peut-être fait il y a un mois, mais là, ça ne me disait plus rien de me plaindre à qui que ce soit…

DIMANCHE 23 DÉCEMBRE : Ce fut un long voyage, mes aïeux ! J’ai pratiquement traversé le pays du Sud au Nord pour rentrer au pays natal ! Enfin, j’y suis, c’en est fini de cette aventure qui commence mieux qu’elle ne se termine. Ma grande sœur m’a littéralement sauté au cou en me voyant arriver, ça ne lui était plus arrivé depuis longtemps. Quant à mon père, il m’a longuement interrogé, il ne m’avait plus autant parlé depuis l’année dernière ; il était en grande partie au courant, il lit régulièrement Le Graoully déchaîné et avait donc lu mon journal, mais il voulait des détails, il était de nouveau aussi inquiet pour moi qu’il l’était quand j’étais petit, comme si son amour paternel n’était plus assombri par quoi que ce soit. Je suis épuisé par mon voyage, mais je suis heureux comme je ne l’avais plus été depuis longtemps, je me réjouis de fêter Noël avec Sergueï et Sophie. Je verrai bien de quoi demain sera fait… Tiens ! Avec tout ça, j’ai complètement zappé le changement d’ère du calendrier maya, qui devait se produire le 21 décembre ! Et pourtant, pour moi aussi, c’est une nouvelle ère qui commence !

Cette aventure aura-t-elle des conséquences directes sur le travail de notre collaborateur Renan Apreski ? Vous le saurez en restant fidèle au Graoully déchaîné ! En attendant, joyeux Noël à tous ! Allez, salut les poteaux !

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