Il y a trente ans ... Le 24 décembre 1982, Louis Aragon s'éteint à son domicile de la rive gauche.
« éternel orphelin symbolique en quête de qui voudrait l'adopter, l'accueillir », résume Philippe Forest.
Né le 3 octobre 1897, « de père et de mère non dénommés ».Autour de lui, les adultes jouent une comédie sociale dans un vertige d'identités masquées. Le père se fait passer pour son « parrain », sa mère pour sa sœur, ses grands-parents pour ses parents adoptifs. Son géniteur n'est autre que Louis Andrieux, préfet de police de Paris, député, ambassadeur, haute figure de la IIIe République, et sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, une grisette du Bon Marché. On truque donc son identité, au profit d'un être de fiction…
En 1914-1918, poilu et jeune médecin, enseveli sous les décombres d'un bombardement, il est laissé pour mort.
En 1939-1945, il entre dans la clandestinité et sert la Résistance.
Il aura été de toutes les aventures intellectuelles et politiques de son époque : dadaïsme, surréalisme, réalisme socialiste, communisme, « moscoutaire » aligné et zélé, romancier, poète, journaliste, chantre de l'amour fou auprès d'Elsa et inverti fastueux après la mort de l'amante.
ARAGON Louis et TRIOLET Elsa, Au 2e congrès des écrivains de l’U.R.S.S en 1960
Pierre Juquin « En 1937, Aragon approuve les procès de Moscou ! Or parmi les victimes, il y a le général Primakov qui est son beau-frère. C’est le compagnon, l’amant de la soeur d’Elsa Triolet, Lili Brick. Staline le fait assassiner comme beaucoup de généraux, de maréchaux, d’officiers soviétiques. Aragon prend la défense de l’Union soviétique pour deux raisons. La première : il considère que la révolution bolchevique à la fin des années 1920 est un événement qui compte pour l’avenir de l’espèce humaine. Quels que soient les horreurs, les crimes, les fautes qui aient pu être commis là-bas, il s’est passé quelque chose. Et il croyait que c’était définitif. On était d’ailleurs beaucoup à le croire ! Il approuve aussi les procès car il a peur de Hitler et’il voit dans l’URSS un rempart militaire et politique contre le fascisme. La France et la Russie lui apparaissent comme la bonne et belle alliance pour prendre en tenaille l’Allemagne hitlérienne. Mais au même moment, Aragon applaudit au congrès d’Arles au cours duquel Maurice Thorez affirme que la révolution a deux leaders : non seulement l’Union soviétique, mais aussi la France avec sa Révolution française, sa Commune, son mouvement ouvrier et le front des Français. Je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup plu à Staline ! Au fond, si Aragon soutient les procès, c’est qu’il n’a pas encore compris le stalinisme.
Aragon se montre tantôt avec un masque blanc, tantôt avec un masque rouge. Il aimait le spectacle et sans doute souffrait-il du vieillissement. Le fait est qu’il ne voulait pas montrer son visage. Et cet homme double disait : « Je ne suis pas celui que vous croyez. »
« Chez Aragon, tout est vertige. » Pour Philippe Forest , (Vertige d’Aragon, de Philippe Forest, Éditions Cécile Defaut): Aragon relève de cette figure du vertige, et à plus d’un titre. « Fils de personne, (…) découvrant le monde alors que celui-ci s’écroule », il se donne deux points fixes, le communisme et Elsa. Mais c’est aussi de la littérature qu’il attend cet hors-limites. »
« On insiste sur ce que ces métamorphoses successives supposent de soumissions répétées à des jougs contradictoires, mais jamais on ne dit le courage, la colère, l'insouciance feinte, l'indifférence vraie qui rendirent possible aussi ces arrachements dont chacun fut à sa manière un périlleux saut dans le vide », plaide Philippe Forest.
DANIEL BOUGNOUX, universitaire, co-responsable de l'édition des Oeuvres romanesques d'Aragon à La Pléiade : « ce couple n’avait rien d’idyllique. Dans les romans, les descriptions de violence, de passion dévorante, de jalousie omniprésente, de crises d’identité liée à la présence de l’autre ou de sa possible absence font de ce couple un enfer.
Elsa n’en pouvait plus de ses poèmes dithyrambiques qu’il préférait à la vie réelle. Il s’isolait pour les écrire et repoussait Elsa quand elle entrait dans son bureau, prétextant qu’il lui écrivait un poème d’amour. Paradoxe et narcissisme de l’auteur qui se replie sur l’amour de son amour. Les blessures de ce couple nous touchent et peuvent croiser le roman de chacun d’entre nous. Le « nous » de ce couple est très conflictuel. Aragon en parle souvent (« Il n’y a pas d’amour heureux »), mais le « nous » du Parti ou de la Nation est encore plus sujet à désespérance et à crise. Le « nous » communiste est encore moins assuré que le « nous » conjugal. Il y a, chez Aragon, un drame du « nous » et néanmoins une exigence tenace de ne pas être enfermé dans le « je » . Toute sa vie, il a combattu « le monstre ébouriffé de l’individualisme », cet « analphabétisme social ». »