Lorsqu’on se promène dans les allées du Louvre, il faut savoir qu’on ne peut pas photographier les œuvres. Toutes les minutes ou presque un gardien doit en faire la remarque aux visiteurs qui, dans pratiquement tous les musées du monde, ont pris l’habitude d’utiliser leur téléphone ou leur appareil miniaturisé pour repartir avec un petit morceau immatériel des trésors qu’ils ont découverts.
Regardez-les attentivement : très peu se font photographier devant un tableau ou une sculpture, mais tous cherchent à garder un souvenir visuel digitalisé en se plaçant en vision frontale. Tout le contraire de ce qu’ils pratiquent devant un monument à côté duquel ils se mesurent ! Ils ne pensent pas pouvoir se fondre dans l’intimité d’un tableau, comme ils le feraient en se plaçant devant la Pyramide du Louvre ou une pyramide d’Egypte, par exemple, conscients d’inscrire leur corps dans une scénographie que leur offre la ville…ou le désert, de toute éternité.
Ils expriment donc sans le savoir le sentiment que ces œuvres peintes sont et resteront toujours extérieures à eux ; qu’ils ne peuvent s’y mêler. Bien peu cherchent à savoir dans quel environnement se situent les portraits ou les ensembles. Et d’ailleurs les titres qui mentionnent l’environnement lui-même – quand on peut l’apercevoir - sont rares. Seuls les noms des commanditaires figurent. Dona Isabel Requesens y Enriquez de Cardona-Anglesola regarde le peintre la contempler. La fenêtre située à l’arrière-plan s’ouvre sur un fleuve et une montagne qui ne sont pas nommés. La plupart des autres magnifiques visages de Raphaël sont sertis de tissus qui prennent une présence étonnante et remplacent peut-être le paysage : celui de la « Donna Velata », collier d’ambre et plis de soie mordorée, ou bien simple étoffe bleue éclatante, comme un manteau de vierge pour Bindo Alttovitti, ou encore chemises blanches et amples vestes noires dans l’autoportrait avec Giulio Romano (Jules Romain). Un ailleurs inatteignable, en effet, un miracle immédiat insaisissable !
Le Centre Pompidou de Paris ou le Rijksmuseum d’Amsterdam ont compris qu’il fallait au contraire encourager la pratique photographique des visiteurs et même la canaliser vers la création d’un espace personnel, collection intime et lieu d’exercice individuel, en tout cas geste d’appropriation dans un contexte tout nouveau où, si l’image reste liée au pouvoir – portraits des chefs d’Etat reprenant la tradition des portraits de papes ou de cardinaux, elle est devenue multiple, déclinable, partagée, en un mot communautaire, avant même d'être iconique.
Les musées ont été ouverts à leur origine pour les peintres qui voulaient apprendre des grands maîtres, puis aux copistes qui revendaient des œuvres aux collectionneurs qui ne pouvaient les acheter ou les faire voler. J’ai connu dans mon enfance un de ces copistes – il se faisait nommer Bing - à qui mon grand-père avait acheté une petite reproduction de ce que mon père nommait un « pompier », lui qui avait adhéré aux Impressionnistes mais s’était arrêté aux courants des Arts Décos français dont il était contemporain. « Le liseur blanc » de Jean-Louis Ernest Meissonnier qui date du milieu du XIXe siècle et fait partie aujourd’hui des collections du Musée d’Orsay ou le « Dessinateur » du même auteur, qui figure dans les collections du Musée de Compiègne, m’ont tenu en haleine lors des longs déjeuners de fête où je devais bien les partager avec une large compagnie alors qu’à l’habitude ils étaient tout à moi.
« Un homme debout contre une fenêtre, dont le jour argente la figure de luisants, et tenant en main un livre qui absorbe toute son attention, ce n’est pas un thème bien compliqué, mais cela attache comme la vie. On voudrait savoir ce que contient ce volume, et il me semble qu’on le devine presque. Cette figurine haute de quelques centimètres, c’est tout un temps résumé avec une rare intensité d’illusion. Ce liseur ira, ce soir, à la comédie et dissertera sur la pièce nouvelle au café Procope en regardant jouer aux échecs » écrit Théophile Gautier dans « Souvenirs de théâtre, d’art et de critique ».
Puis ce fut le tour des photographes professionnels employés par les musées, mais aussi très souvent par les grands éditeurs. Je me souviens de Rosabianca Skira me rappelant avec nostalgie le temps où elle envoyait ses collaborateurs dans les grandes collections du monde avant de publier avec son mari ces collections sur l’histoire de l’art qui ont constitué des publications emblématiques. A part les tissus coptes du Louvre et les tissus de William Morris, photographiés spécialement pour l’occasion, j’ai dû me contenter pour l’« Art Textile » de commander des clichés à distance pour les œuvres anciennes ou d’aller les choisir moi-même dans les fichiers du Metropolitan de New York ou du Musée des Tissus de Lyon où, pour ce dernier, les éditeurs japonais avaient déjà raflé l’exclusivité des reproductions.
Raphaël a donc bien de la chance d’être protégé de l’œil artificiel et de se laisser ainsi soumettre à l’œil traditionnel des visiteurs. L’ensemble réuni par les musées du Prado et par le Louvre est en effet unique, d’autant plus unique qu’il nous demande en permanence de pratiquer l’exercice de la reconstitution du puzzle : Qui a commencé le tableau et qui l’a terminé ? Quelles contributions de Gianfrancesco Penni ou de Giulio Romano, quelle participation des autres dizaines d’exécutants de l’atelier ? Est-ce vraiment important, sinon pour les spécialistes ?
On se dit cependant parfois que la subtilité d’un regard ne peut venir que de l’enfant d’Urbino qui apprenait à peindre avec son père, qui baignait dans les paysages insensés de sensualité lumineuse des Marches peints par Piero della Francesca et ceux de l’Ombrie peints par Pintoricchio comme une totalité vivante, à la moindre fourmi près. On se dit qu’il regardait certainement ses prédécesseurs et ses contemporains avec admiration et envie, avant de trouver le moyen de concentrer la sensualité paysagère dans un simple regard, sans avoir besoin de la montrer dans sa réalité et ainsi, de modestement se mesurer au Créateur. On se dit aussi que Raphaël savait tout sur le contenu d’une orbite et qu’il y voyait aussi bien l’amour des hommes que l’amour de Dieu. Comme les plus grands peintres de fresques, d’Orient et d’Occident, il dialoguait directement avec son Dieu, par regards croisés.
Mais pour le Dieu de l’Eglise, c’est une autre histoire ! Il exécute des commandes dont il a l’air d’ignorer si elles resteront pour toujours enfermées dans les chambres et dans les salles d’apparat des papes. Il est un entrepreneur dont les cartons de tapisseries des « Actes des Apôtres » gagneront les cours d’Europe en passant par les ateliers de tissage flamands et anglais et toucheront aussi bien Mazarin que Fouquet. Il sait qu’on l’a célébré comme jamais à la Noël 1519 quand il assiste à l’installation des sept premières tentures de la série, revenues des Flandres, mais il ne sait pas encore qu’elles seront laissées en gage un an après sa mort et reviendront amputées de leurs bordures, dans leur emplacement d’origine.
Ses portraits voyageront aussi vers ceux à qui l’on veut adresser un signe particulier, François Ier en tête. Mais je crois deviner où Raphaël plaçait ses secrets intimes.
J’ai eu du plaisir à retrouver les tapisseries. Surtout celle où la pêche miraculeuse est en train de se dérouler, devant la présence ébahie des hérons. Mais je suis resté aussi longtemps que j’ai pu devant l’archange, l’une des œuvres offertes par le pape médicéen à François roi de France, gage d’une alliance politique signée devant la pression des Habsbourgs.
J’ai longtemps contemplé les ailes de saint Michel et celles du démon : d'un côté un couronnement lumineux partant en ascension vers le ciel, de l'autre, des sortes de feuilles rigides ou de cornes tournées vers la terre, prêtes à se glacer. Commande certes, mais où Raphaël épèle le sort du monde jusqu’à la fin des temps.
La lance du Bien dirigée vers le Mal vaincu, prête pour le sacrifice, mais restée en suspens, comme pour une dernière repentance, comme dans le combat à égalité de l’Ange et de Jacob.
Le Mal pourtant jamais vaincu car on ne sait quel Roi ou quel Empereur, quel Dictateur lui redonnera des ailes puissantes. Raphaël le pressentait. Nous le savons !
Musée du Louvre jusqu’au 14 janvier 2013.