Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 4.

Publié le 22 décembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

Lire les épisodes précédents de cette passionnante (?) saga :

http://legraoullydechaine.fr/2012/11/30/journal-dun-intervieweur-sequestre-prologue/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/15/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-1/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/18/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-2/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/19/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-3/

Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! La fin du monde n’a eu lieu nulle part, pas même là où est retenu notre ami Renan Apreski depuis déjà plus d’un mois, ce qui, entre nous, doit faire une belle jambe à notre collaborateur que l’on désespère déjà de voir libéré avant Noël. En attendant, nous publions la suite de son journal de captivité…

LUNDI 3 DÉCEMBRE : On me fait savoir que conformément à ce que j’ai demandé, mon journal arrive correctement par la poste à la rédaction du Graoully déchaîné qui en a commencé la publication vendredi dernier ; les graoulliens ont également publié la photo que j’avais prise de ma fenêtre : peut-être cela donnera-t-il un indice aux lecteurs pour savoir où je me trouve ? De mon côté, j’ai renoncé à seulement comprendre quel pouvait être cet endroit bizarroïde, j’en ai marre d’avoir des migraines à force de me poser cette question, comme j’en ai marre de me flinguer les yeux en scrutant l’horizon par la fenêtre au cas où un véhicule de police se présenterait et comme j’en ai marre de m’user les oreilles à force de les tendre au cas où retentirait autre chose que ces invraisemblables bruits ferroviaires signalant un improbable train dont Stéphane Hessel lui-même défend pourtant l’existence. Je me suis promis de ne pas céder au chantage qui m’était imposé, mais je commence sérieusement à me demander si on viendra jamais à mon secours.

MARDI 4 DÉCEMBRE : En acceptant de ne plus mépriser le peuple dans mes articles, j’ai eu le sentiment de me réconcilier virtuellement avec mon père ; mais cette décision, loin de me libérer de son souvenir, l’a encore exacerbé dans ma mémoire. Ma famille ne m’a jamais autant manqué : le travail m’avait quelque peu éloigné d’elle, mais maintenant que je suis totalement coupé des miens, il m’arrive de verser des larmes en souvenir de mon père et de ma sœur, malgré la sévérité de l’un et le caractère de l’autre. Vais-je être privé de la possibilité même de passer Noël à leurs côtés ?

MERCREDI 5 DÉCEMBRE : Mon repas de midi m’a été apporté par une dame qui pourrait être ma mère ; elle a remarqué que je n’avais pas le moral et a essayé de me réconforter, me rappelant notamment qu’il y a des gens encore plus malheureux que moi qui, non contents de ne pas avoir de famille avec laquelle passer Noël, passent les fêtes carrément dans la rue et commencent l’année en crevant de froid la gueule ouverte. « J’ai une amie d’enfance qui est morte dans ces circonstances horribles, m’a-t-elle dit : elle avait perdu son travail deux ans auparavant, son mari l’avait quittée, ses enfants n’ont rien su de tout ça. » Ça ne m’a jamais rendu plus heureux de savoir qu’il y avait des gens plus malheureux que moi : j’ai versé quelques larmes en écoutant cette histoire tragique qui me rappelait un peu la belle chanson d’Halim Corto sur le sujet. Cette dame morte dans la rue, oubliée de tous, aurait pu elle aussi être ma mère… Cela dit, la dame qui m’a raconté ça avait l’air de sincèrement vouloir me réconforter, elle n’avait aucune envie de m’enfoncer malgré sa supériorité momentanée sur moi. Même dans des circonstances de genre, tous ces gens restent irréductiblement braves et honnêtes, je suis impressionné…

Halim Corto

JEUDI 6 DÉCEMBRE : À ma demande, chacun de mes visiteurs, du moins ceux qui parlaient français, m’a raconté, toujours de bon gré et avec une amabilité que rien ne semblait troubler, son parcours et les raisons pour lesquelles il a intégré le mouvement des indignés. L’un était ouvrier dans une usine dont le carnet de commandes était plein et que la direction a quand même fermée et délocalisée en Inde : il n’a manifesté aucune animosité à mon égard en me racontant son histoire, alors qu’il savait que j’avais moi-même minimisé cette scandaleuse fermeture : je ne voulais pas me fâcher avec le patron que je fréquentais au repas du Siècle… Une autre était une simple étudiante qui n’avait jamais réussi à obtenir la bourse dont elle aurait eu besoin pour faire un voyage d’études en Grèce ; « La Grèce est le berceau de la civilisation européenne et je suis vraiment indignée que les banquiers s’emploient à la ruiner », m’a-t-elle dit : au moins, on ne pourra pas reprocher à cette jeune fille de se tromper de cible, de même que cette vieille dame qui avait fait mai 68 quand elle était jeune dactylo et n’a « pas envie de voir foutre en l’air tout ce qu’on a fait à l’époque ! ». Tous ces gens sont braves et fiers, je m’en veux un peu d’avoir tant de fois baissé mon froc pour glaner quelques avantages sociaux, mais ils ne cherchent jamais à me faire honte… Au prochain repas du Siècle, si j’y assiste, il faudra que j’en parle à l’assistance, même si je risque de me faire expulser ! Tiens, je commence à ne plus trouver ce repas si important pour moi, serait-ce le syndrome de Stockholm ?

VENDREDI 7 DÉCEMBRE : Je me suis repris : il ne faut absolument pas que je renonce à participer au repas du Siècle ! Il n’y a qu’en fréquentant les élites que l’on peut espérer faire changer les choses ! J’y suis encore plus contraint aujourd’hui par respect envers tous ces braves gens dont le mélange de colère et d’amabilité m’émeut ! D’ailleurs, ne ferais-je pas bien de profiter des relations flatteuses auxquelles j’ai accès pour accélérer le processus de ma libération ? Je n’ai plus envie de voir la police débarquer telle la cavalerie, il pourrait en résulter de graves dommages pour mes ravisseurs qui ne méritent pas ça. J’ai donc demandé à l’un de mes visiteurs de me fournir un téléphone portable en état de marche pour contacter un négociateur potentiel. « On va en discuter, je vous le promets », m’a répondu ce chauffeur routier au chômage. J’ai su faire preuve de diplomatie, je croise les doigts pour que l’homme transmette correctement ma requête et que celle-ci aboutisse.

SAMEDI 8 DÉCEMBRE : Une grande dame rousse que j’avais déjà vue et que je sais être employée d’une collectivité territoriale privée de moyen m’a annoncé que leur comité a accepté de me prêter un téléphone portable demain, sous réserve que je ne passe qu’un seul coup de fil dans la journée, que je le fasse sous leur surveillance et que je n’appelle ni la police ni un ministère. J’ai tout accepté en bloc, évidemment ! Il m’a fallu bien choisir la personne que j’allais contacter, j’ai donc choisi Jean-Pierre Pernault, qui fréquente les mêmes réceptions que moi, qui a le bras suffisamment long pour m’aider à me sortir d’ici et qui connait suffisamment bien la France d’en bas pour comprendre les soucis des braves gens qui me retiennent dans ces lieux mystérieux… Je suis excité comme un gamin auquel on aurait promis le plus beau des jouets du monde ! VIVEMENT DEMAIN !

DIMANCHE 9 DÉCEMBRE : Je viens de passer le coup de téléphone tant espéré… Je suis totalement effondré ! J’écris ces lignes entre deux sanglots… Je n’en reviens pas… Je n’avais rien ressenti de tel depuis que j’avais appris, étant môme, que le père Noël n’existait pas ! Si j’avais les moyens matériels de le faire, je me suiciderais ! Je n’ai même plus la force d’écrire ce que j’ai entendu…

Jean-Pierre Pernaut

LUNDI 10 DÉCEMBRE : Je reprends péniblement mes esprits… Je me décide enfin à consigner par écrit ce qui s’est passé hier… Comme prévu, quand j’avais fini mon repas de midi, on est venu m’apporter un téléphone portable et j’ai fait le numéro personnel de Jean-Pierre Pernault. Il a décroché, à mon grand (et momentané !) soulagement, même si je savais que le dimanche, en général, il répond toujours.

« Allô ?

-   Allô, monsieur Pernault ? C’est Renan Apreski, vous vous souvenez ?

-   Ah oui, je me souviens ! Alors, cette détention, ce n’est pas trop pénible ? »

Le simple fait de l’entendre traiter de ce problème avec une si apparente légèreté m’a plongé dans des abîmes de perplexité, lui qui ne parlait jamais des français pris en otage à l’étranger sans trémolos dans la voix… Manifestement, dans le beau monde, on était au courant de mon cas, mais ça n’empêchait personne de dormir…

« Heu… Non, ai-je répondu, je suis bien nourri et bien traité…

-   On s’en doutait, vous savez ! On se doutait que cette canaille n’oserait pas se faire une mauvaise publicité en vous infligeant des sévices !

-   N’en parlez pas comme ça, vous savez, ils ont des inquiétudes légitimes concernant leur avenir…

-   Ben ils n’y a pas lieu parce que leur avenir, il est tout tracé : ils bossent et ils ferment leur gueule, point ! Et s’ils râlent, un bon coup de matraque dans la gueule, non mais !

-   Comment osez-vous parler comme ça, vous, le défenseur des p’tites gens ?

-   Parce que vous croyez vraiment aux conneries que je débite au kilomètre à la télé, vous ? Le petit agriculteur étouffé par les charges sociales auquel j’ai consacré un reportage il y a trois ans, je l’ai fait exproprier pour pouvoir agrandir mon domaine, c’est vous dire !

-   Hum ! Enfin, passons : puisque dans le milieu, on a l’air d’être au courant de ma détention, comment se fait-il qu’on n’en parle dans aucun journal et que je n’ai toujours pas vu un policier se pointer ?

-    Ah ça, c’est un truc qu’on a décidé avec Manuel…

-   Manuel ? Manuel Valls ? Le ministre de l’intérieur ?

-   Oui, je vous explique : la police a enquêté et sait exactement où vous êtes, mais Manuel a donné l’ordre aux forces de l’ordre de ne pas intervenir avant le 7 janvier…

-   QUOI ? Et pourquoi ?

-   Voyez-vous, cher ami, la popularité de ce pauvre Manuel bat de l’aile, le gouvernement l’entraîne avec lui dans sa chute : il a donc besoin d’une libération d’otage bien spectaculaire pour gratter quelques points dans les sondages.

-   Et pourquoi il attend, alors ?

-   Parce qu’en ce moment, les Français ont d’autres préoccupations, à savoir la fin du monde et les fêtes de fin d’année : votre délivrance n’aura donc pas l’impact désiré si elle a lieu maintenant. Les grands responsables des médias, de leur côté, ont accepté d’aider Manuel et ont donc donné l’ordre de ne pas piper mot concernant votre enlèvement et d’attendre que l’enquête soit officiellement ouverte : ainsi, les Français auront l’illusion que l’affaire a été traitée avec promptitude, et quand la police viendra assiéger la gare où vous êtes retenu, ça nous permettra de faire des reportages spectaculaires qui feront exploser l’audimat ! Il y aura quelques indignés massacrés au passage, ça rappellera la politesse aux pauvres, et vous, vous passerez pour un martyr !

-   Mais enfin, vous réalisez qu’à cause de ce plan tordu, je vais rater les fêtes de Noël ?

-   Mais après ça, vous serez courtisé par toutes les rédactions, vous deviendrez un grand journaliste sans avoir fait aucun effort ! C’est dans votre intérêt à vous aussi !

-   Je veux bien être reconnu, mais pas à n’importe quel prix ! Et certainement pas celui-là ! Je veux sortir d’ici au plus vite ! Je veux voir ma famille ! Je ne veux pas qu’on massacre mes ravisseurs ! J’ai plus de respect pour la vie humaine que pour ma carrière ! Je préfère rester dans l’ombre plutôt qu’être privé de l’affection des miens pour Noël ! Je ne veux pas servir la carrière de cet enculé de Valls !

-   Restez poli avec le prochain président de la République, Renan ! Il pourrait vous en cuire !

-   Rester poli ? Mais je suis fou de rage ! Je ne veux plus jamais entendre parler de vous et des autres crapules qui tiennent les ficelles de la presse ! Je ne veux plus voir vos tronches de rat ! Ma place au prochain repas du Siècle, je la laisse ! Trouvez un autre fayot pour faire le nombre à ma place ! Tant pis pour la popularité de Valls et pour votre saloperie d’audimat, je préfère me débrouiller tout seul avec mes ravisseurs ! Allez au diable ! Pendant que moi, j’informerai vraiment les gens, je penserai à ce minable échotier qui ânonnera jusqu’à sa mort des niaiseries consensuelles au kilomètre sur T.F.Bouygues et qui m’a appris malgré lui la réalité du milieu que je fréquentais dans une misérable  perspective carriériste !

-   C’est votre dernier mot ? Bon, très bien, ne comptez donc plus sur l’arrivée de la police ni sur le secours de vos collègues, monsieur Apreski ! Adieu ! »

Il m’a raccroché au nez avant que j’aie eu le temps de le faire. Les indignés qui me surveillaient ont applaudi : j’avais oublié leur présence, j’avais même oublié, dans ma colère, où j’étais. « Bravo ! Ça, c’est envoyé ! » m’a dit le gros costaud, ancien maçon, qui m’a repris le téléphone. « En plus, a-t-il poursuivi, ça vous a donné une bonne raison pour répondre à l’une de nos exigences ! Il ne vous reste plus qu’à engager vos vigiles à temps plein et vous êtes libre ! C’est pas beau, ça ? » Je n’ai rien trouvé à lui répondre : quand lui et les deux espagnols qui l’accompagnaient m’ont laissé seul, je me suis laissé aller à pleurer, réalisant que je venais d’encaisser l’une des pires désillusions de ma courte carrière. C’était donc ça, le milieu que je rêvais tant d’intégrer étant petit ?

MARDI 11 DÉCEMBRE : C’est curieux : avant-hier, j’ai proprement bousillé mes chances d’appartenir à l’élite, je me suis fâché définitivement avec ceux qui avaient le pouvoir d’assurer ma remise en liberté, et pourtant, je me sens léger, comme libéré d’un poids qui m’empêchait d’avancer… Depuis que je fréquentais le « beau monde », je m’étais autocensuré des milliards de fois pour ne pas compromettre mes relations avec des gens « importants » que j’étais pourtant le premier à trouver affreusement antipathiques et inintéressants, j’avais renoncé à des tas d’enquêtes prometteuses pour ne pas jouer les trouble-fêtes à des soirées réunissant des crétins prétentieux… J’allais enfin pouvoir refaire mon travail de journaliste ! Autre cause de soulagement, je savais enfin pourquoi Stéphane Hessel avait ri à ce point quand je lui avais parlé du Siècle : le vieux résistant devait avoir suffisamment de relations bien placées pour savoir ce que manigançait cette élite que j’idéalisais, aveuglé que j’étais. Un seul mystère demeure : la nature du lieu dans lequel j’étais. Pernault m’avait dit que j’étais dans une gare, mais dans mon emportement, je n’ai pas pensé à lui demander quelle gare : j’ai souvent vu des hôtels dans des gares, mais certainement pas dans une gare modestissime comme celle que devait logiquement accueillir un trou perdu comme celui-ci…

Pierre Carles

MERCREDI 12 DÉCEMBRE : Pierre Carles est passé me faire signer ma promesse de ne plus participer au repas du Siècle ; la promesse ne sera pas dure à tenir, puisque même si j’en avais encore envie, je suis définitivement grillé auprès de l’élite. Carles a refusé de m’en dire plus sur la nature du lieu où je me trouve et s’est contenté de me rappeler qu’il ne me reste plus qu’à engager mes vigiles à temps plein pour être libre. À bien y réfléchir, accepter cela me coûterait moins que si je l’avais accepté au début de ma détention : en tout cas, ça ne peut plus me coûter ma place aux côtés de l’élite puisque j’ai déjà perdu cette place. Pourtant, j’ai encore un scrupule à accepter…

À suivre…

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