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Le Noir Atlantique, retour à Gorée

Publié le 22 décembre 2012 par Aicasc @aica_sc

Michèle Baj Strobel, Aica Caraïbe du sud

Hervé Beuze 2012

Hervé Beuze
2012

 Dans l’île ocre et rose, placée sous la protection de Coumba Castel, balayée par les vents du large, une place, une esplanade plutôt, dominant la petite plage, est consacrée aux dialogues et aux expressions venues de l’autre bord.

Le célèbre musée Dapper a en effet ouvert ses collections parisiennes aux vents atlantiques en y installant deux expositions conjointes inaugurées en décembre 2012. La première, ayant pris place dans un centre socio-culturel de l’île, est intitulée Masques. Comme son nom l’indique, elle est consacrée aux arts traditionnels d’Afrique de l’ouest. La seconde, qui nous occupe ici, intitulée Mémoires, regroupe divers créateurs antillais et un réunionnais, Jack Beng-Thi. Ce dernier a ‘installé’ un passage triangulaire à claire voie, constitué de branches d’eucalyptus provenant du Sine Saloum. En l’empruntant, on apprécie le jeu des ombres et les jets de lumière tout en écoutant des enregistrements de paroles des pères fondateurs de la Négritude, des valeurs et des luttes des Noirs.

Hervé Beuze2012

Hervé Beuze
2012

Il manquait bien à Gorée une sorte de rapprochement artistique contemporain avec la diaspora et les cultures atlantiques insulaires, avec ces échos d’aujourd’hui qui font sens, troublent et actualisent encore les mémoires. On vient sur l’île essentiellement pour le souvenir de la traite, car elle est restée comme l’emblème et la cristallisation du commerce triangulaire. Or, en y ouvrant l’espace (l’esplanade) aux créateurs d’aujourd’hui, un nouveau dialogue s’instaure.

Hervé Beuze

Hervé Beuze

En venant de la plage on voit d’abord surgir une immense silhouette sombre au-dessus du petit muret qui délimite l’espace sablonneux des installations. Il s’agit d’une sorte de scénographie qui réunit les quatre  plasticiens Hervé Beuze, Bruno Pedurand, Jack Beng-Thi et David Damoison. Les œuvres du photographe martiniquais sont présentées sur de grands panneaux et regroupent de superbes portraits de « Gens de Gorée ». On appréciera en particulier celui d’un talibé mouride devant l’image si caractéristique de Amadou Bamba, le célèbre saint soufi sénégalais.

Hervé Beuze 2012

Hervé Beuze 2012

Le grand personnage aperçu de loin prend corps avec ses semblables qui sont semble-t-il rescapés d’une coque vide de navire échoué. Un rouge profond, comme maculé de sang, évoque la douleur, les crispations, les contorsions des corps et des âmes ; mais les personnages sont debout. Il s’agit de l’œuvre installée par l’artiste martiniquais, Hervé Beuze. Son propos est intitulé Bwa Brilé qui évoque à la fois ce qui est calciné, brulé jusqu’à la trame, comme un charbon de bois mais aussi ce qui semble exsangue, sans vie et qui soudain reprend forme et vitalité. Une femme majestueuse, vêtue d’écriture libre, blanche sur fond noir, est justement pleine de force triomphante, elle entraîne ces corps en lambeaux, en lamelles, bricolés, penchés, fourbus, mais debout. L’œuvre évoque les paroles d’Eugène Mona et apporte surtout en terre africaine, goréenne, une réponse de l’autre bord, un signal fort d’une présence et du retour toujours possible. La femme-écriture est dotée d’une chevelure qui se termine en voie lactée et, comme une figure de proue entrainant ses compagnons, se dresse depuis le sol d’où elle semble surgir. La nuit, les personnages prennent une dimension encore plus saisissante, la lumière vient du dedans, les âmes brûlent, incandescentes et se souviennent. On apprécie la monumentalité de ce travail qui exprime une narration actualisée du croisement des cultures, des échanges et des métissages. Figures blanches, figures noires, bois, lamelles, métal, les matériaux comme les couleurs expriment cette faculté de métamorphose qui passe du calciné à la résurgence d’une flamme nouvelle.

Bruno Pédurand2012

Bruno Pédurand
2012

Le principe d’une métamorphose est encore plus manifeste dans le propos de l’œuvre présentée par IWA (Bruno Pedurand), artiste guadeloupéen. Plus conceptuelle également, cette œuvre qui se profile comme deux parties d’une coque de navire, deux coques jumelles (l’homme et la femme, ou encore le couple originel de la diaspora), rassemble et renvoie à un ensemble de symboles. On peut y lire la convergence entre les cultes décrits de part et d’autre de l’Atlantique dans le creuset du vaudou et des orishas.

Le titre Marassa Boats « renvoie aux jumeaux du panthéon vaudou pour témoigner de la survivance du sacré dans le Nouveau Monde ». L’Afrique et le monde créole seraient ainsi les jumeaux placés sur l’autel des fractures et des scissions. Ils sont présentés comme s’ils pouvaient encore se fondre l’un dans l’autre, même si les figures sont distantes l’une de l’autre et légèrement décalées. Le rouge et le noir dominent et les applications graphiques qui les parsèment évoquent le bateau négrier avec ses cargaisons placées tête-bêche et serrées, confinées dans les soutes. Là aussi, comme chez Hervé Beuze, les figures sont dressées et bien debout, afin de reconquérir les liens avec les divinités perdues. Cette forme de coque immense (elles ont près de 6 m de haut et 3 m à la base) est en même temps une souvenance de boucliers qui se placeraient face à toute adversité à venir.

Bruno Pédurand2012

Bruno Pédurand
2012

Les jumeaux du culte vaudou ont essaimé en territoire antillais sous forme de vévé, comme au Nigéria ils sont statuettes. Fragiles vévé (écriture que l’on retrouve un peu dans le pochoir sur plexiglas) mais leurs répondants en terre africaine sont solides et durs comme du bois d’ébène. Là encore, c’est la nuit que ces formes prennent le plus de force, car c’est la nuit que les paroles s’échangent le mieux d’un bord à l’autre de l’immense tourment des vagues qui éloignent mais qui rapprochent tout autant.

On pourra consulter divers sites des différents artistes et de Dapper en Afrique.

L’exposition donnera lieu à un ouvrage à paraître en mars prochain et durera jusqu’en début mars également.


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